La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

La vie secrète des mères

On peut dire que le moment était plutôt bien choisi, le 31 décembre dernier, pour faire entrer le film Poupée volée (The lost daughter), de la formidable actrice, réalisatrice et scénariste américaine Maggie Gyllenhaal dans les films offerts sur Netflix. D’après le roman La Figlia Oscura, de la grande et mystérieuse Elena Ferrante, paru d’abord en Italie en 2006, Poupée volée lève le voile sur la psyché maternelle de plus de femmes qu’on croit, surtout en temps de pandémie. Ce film, et le livre encore plus, apaise un peu la douleur du secret qui gronde en plusieurs d’entre nous.



J’ai des fantasmes très, très embarrassants, voire tabous. Nenon, rien de sexuel, ici (si seulement c’était ça…). Parfois, il m’arrive d’imaginer que je hèle un taxi sur la rue (guillerette comme dans les films new-yorkais), que je débarque à l’aéroport Trudeau, que je prends le premier vol pour Rome, avant de m’enfiler quelques verres de beaujolais saupoudrés d’Ativan dans l’attente d’un atterrissage, là où personne ne saurait qui je suis, là où personne ne me demanderait de lui servir un verre de lait au beau milieu d’un rêve coquin, d’essayer de comprendre ses devoirs de maths, de faire quatre mille choses en même temps, tout en tentant de digérer le coût beaucoup trop élevé de la commande au marché.

D’habitude, je sors fumer une clope, je bois un rouge léger trrrrrès ordinaire en écoutant un balado «true crime» et l’envie de tout sacrer-là me passe. Chaque fois, je me sens mal d’avoir ces pensées. Maman pieuvre aux milles tentacules capable de tout gérer je suis, maman pieuvre aux milles tentacules j’ai pensé et voulu être dès le plus jeune âge, sûre de trouver dans la maternité un accomplissement réjouissant, une source inépuisable d’amour pour combler, égoïstement peut-être, des failles et des silences jamais résolus.

Puis, il eut ce film en ce début d’année de m… qui me ramena vers ce livre magistral de Ferrante. Poupée volée. L’histoire est celle de Leda, une intellectuelle italienne, prof de littérature anglaise de 47 ans, mère de deux jeunes femmes adultes déménagées jadis à Toronto avec leur père, qui débarque en solo pour un séjour au bord de la mer Ionienne.

Si, dans le roman, Leda est Italienne comme Ferrante, dans le film adapté par Gyllenhaal – avec la bénédiction de l’écrivaine, à condition que Maggie ne confie pas la réalisation à un homme –, Leda est une Britannique qui prend des vacances en Grèce et qui enseigne la littérature italienne.

Sur la plage où elle tente de se reposer, elle assiste soudainement au déploiement festif d’une famille bruyante qui compte dans ses rangs la magnifique Nina et sa petite Elena, qui perd sa poupée. LA poupée. Jusque-là, tout semblerait banal, si ce n’était de la poupée dont Leda s’est emparée en cachette, action-nerf de cette histoire qui scrute les pensées transgressives de celle qui porte le secret d’avoir abandonné à leur père ses deux filles durant trois ans lorsqu’elles étaient toutes petites. On comprend qu’une vingtaine d’années plus tard, cet «exil domestique» taraude encore la mère dont la présence de Nina, d’Elena et sa poupée ravive la plaie.

La chambre à soi de Gyllenhaal

«Je me suis dit que d’autres femmes que moi aimeraient voir cette histoire portée à l’écran. Et, ainsi, ne plus se sentir seules avec leurs états d’âme. Pour moi, faire ce film constituait un geste radical», racontait Maggie Gyllenhaal, 44 ans, en entrevue avec Elle France. Mission réussie. C’est exactement ce que le roman et le film font comme effet. Ils cassent la culpabilité de la mère avide d’exil, d’émancipation, de désirs charnels, de reconnaissance sociale et intellectuelle, d’investir cette fameuse «chambre à soi» théorisée par Virginia Woolf.

«Le livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous», écrivait Kafka. Poupée volée est justement cette hache qui brise la MÈRE gelée en nous, d’où mon extase en voyant le film, excellente adaptation, bien qu’incomplète, de l’œuvre littéraire de l’écrivaine des quatre volumes de la «saga prodigieuse», et d’autres titres qui savent si bien jouer avec les malaises, explorer les mille nuances de la complexité humaine, à commencer par celle de la mère, que certains n’imaginent pas vivre, penser, aimer en dehors de sa fonction maternelle. Dans Poupée volée, Leda raconte à Nina que sa propre maman nommait «broyage» l’effet du cœur broyé de la mère qui n’arrive pas à supporter de rester avec elle-même et ses pensées qu’elle ne peut pas dire…

À la lumière de l’état d’esprit de beaucoup de mamans dans mon fil social par les temps qui courent, le «broyage» me semble plus sournois qu’Omicron, moins apparent parce que caché par leurs victimes, évité par ceux qui pourraient être vecteurs de changements. Dans L’amie prodigieuse, Ferrante écrivait d’ailleurs ceci, qui me semble très à propos avec l’époque actuelle: «Une société qui trouve naturel d’étouffer autant d’énergies intellectuelles féminines avec les tâches domestiques et l’éducation des enfants, est sa propre ennemie et ne s’en aperçoit même pas.»

À quand une grande commission pour délester les mères de leur charge mentale, avec tout ce qu’elle englobe? Si c’est mieux qu’au temps de mes aïeules, la pression imposée aux femmes n’est pas moindre aujourd’hui dans un univers nord-américain de performance, de réussite, de conventions à respecter, de rangs à joindre, de sois fine, tais-toi, dis pas tout haut ce que tu penses. Les femmes ne portent plus le corset en 2022? Foutaise. Le corset, il est bien serré dans notre tête, comme la camisole de force qu’on imposait aux grands malades de ce qu’on appelait les asiles et où plusieurs de nos ancêtres ont été molestées pour ne pas avoir suivi le troupeau. Surtout, ne pas desserrer les liens du tordeur, des fois qu’on perdrait le contrôle de leurs pulsions et envies.

Cette Histoire de nos prédécesseures, c’est comme si Olivia Colman la portait elle-même dans une quelconque mémoire cellulaire tant elle embrasse avec vision, sensibilité et nuances le personnage de Leda. Notons aussi que Peter Sarsgaard, mari de Gyllenhaal et homme de tous les désirs dans son rôle de l’amant de Leda en jeune mère de famille fuyante, n’est pas tellement difficile à regarder, si vous voyez ce que je veux dire… De quoi ajouter un fantasme à la liste de ceux dont on ne parle qu’en présence de nos meilleures amies, à deux mètres de distance sur un banc de parc gelé. On a les petits plaisirs qu’on peut.

Bon courage et bonne année, si je peux encore me permettre de faire ces vœux.