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La lecture et la digestion des hotdogs
Je me suis pincée en apercevant une file indienne apparaître dans ma ruelle. Non pas qu'elle dépassait les impressionnantes lignes de gens plantés devant des «vedettes» - qui ne sont même pas toujours des écrivains... - dans les salons du livre que je visite depuis des années, or, ce coup-ci, il s'agissait plutôt de quelques gamins alignés devant la porte vitrée de la petite bibliothèque libre-service installée dans notre ruelle verte du quartier Rosemont à Montréal, à l'initiative d'un résident. Oui, en bermuda, âgés entre cinq et huit ans, la casquette à l'envers, l'air de dire «euh ben quoi tsé» en me voyant les observer à la dérobée avec mon air de matante abasourdie, ces garçons allaient se choisir un livre. Un livre. A L L É L U I A.
S'ils n'avaient pas été chargés de sacs d'épicerie, les bras m'en seraient tombés. Derrière eux, des restes de hotdogs traînaient sur une table bancale, à côté de deux filets de hockey, de bâtons et d'une balle abandonnés sur l'asphalte brûlant. Peut-être qu'ils n'avaient pas trop eu le choix, qu'un père était sorti de la maison en criant: «Les gars, venez faire le ménage de votre chambre, ou bien lisez, mais lâchez le hockey deux minutes!» Or, dans mes fantasmes d'ayatollah de la lecture, les gamins se sont plutôt dit pendant le lunch que ce serait donc l'fun de lire un peu sous un gros érable, que ça aide à la digestion des hotdogs. Là, il a fallu que je cesse de les regarder pour ne pas passer pour une voisine timbrée. Que voulez-vous un ti-cul qui lit, je trouve ça craquant et ça me rassure. Un peu.
Rappel d'une situation critique
Ça me rassure parce qu'en 2014, au Québec, 1 million de personnes éprouvaient toujours des difficultés majeures en lecture et en écriture, soit un adulte sur cinq. Aussi, dans les évaluations de rendement scolaire faites auprès d’un grand échantillon international de jeunes de 15 ans dans le cadre d'un Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), les filles obtenaient de bien meilleurs résultats que les garçons à l’examen de lecture, et ce, dans tous les pays et dans les 10 provinces canadiennes.
L'été n'est-elle pas la saison idéale pour présenter des bouquins et des auteurs à des jeunes en allant à leur rencontre grâce à des initiatives comme ces boîtes à bouquins dont le principe simple est le même pour tous: y laisser un livre qui vous a passionné, en prendre un autre en échange, et le rapporter après, ou pas. C’est gratuit, sans inscription requise, sans obligation et ça s'adresse à tout le monde. Parfait donc pour ceux pour qui il s'avère difficile de se déplacer vers une bibliothèque municipale ou dont les finances rendent difficiles l'achat de livres en librairies.
Les casquettes en pyjama
La présence de ces fameuses boîtes à livres s'accroit et leur popularité se dénombre aux quatre coins du monde faisant naître des activités parallèles de lecture. Derrière chez moi, les jeunes sont invités à quelques reprises durant l'été à se faire raconter des histoires en pyjama sous les étoiles. Une autre initiative d'un résident de la ruelle. On m'a dit que ça se faisait aussi dans d'autres coins de la ville, et en banlieue, dans des rues peu passantes ou dans le jardin d'un voisin. Nul besoin d'investir une fortune ou d'aller bien loin pour propager la passion de la lecture aux plus jeunes. Au Québec, que ce soit à Montréal ou en région, les initiatives personnelles de la sorte sont de plus en plus nombreuses, tout comme les haltes livre-service des villes, les croque-livres, les constructions homemade, etc.
Parce qu'une seule boîte située à l'autre extrémité de ma ruelle ne suffit pas à alimenter tout le monde, j'ai eu envie d'en baptiser une nouvelle et de l'approvisionner assez souvent. Je serai généreuse... Ève et Nicholas, nos adorables castors bricoleurs de voisins acceptent d'ailleurs de la fabriquer eux-mêmes. Si des files indiennes de petits copains à casquettes se dressent devant cette bibliothèque extérieure d'ici la fin de l'été, je ferai des hotdogs pour tout le monde. Parce que oui, la lecture change les ruelles et aide aussi à la digestion.
Triste révérence
Puisque je parle de devoir de transmission, je ne peux passer sous silence le décès de l'une de nos transmetteuses de passion, l'écrivaine québécoise Hélène Monette, qui s'est éteinte le 25 juin dernier, après une courageuse bataille contre le cancer. Mes pensées vont vers ses proches et ceux qui aimaient ses mots. Pour se souvenir de celle qui avait un regard pur, une voix si singulière et une compréhension de la langue, une manière brillante de la ciseler, quelques vers de son dernier recueil, Où irez-vous armés de chiffres?, paru l'année dernière aux éditions du Boréal:
«Quelque chose se perd
qui ressemblait à l'amour
l'accueil de l'autre, inégal
sur le pas de la porte»
Merci Hélène Monette, bon repos éternel.