La constance de Jane et Dora
Jane et Dora. Ce sont elles qui me servent au delicatessen La Délithèque du boulevard Rosemont à Montréal, où j’atterris affamée, en famille ou avec des amis, mais la plupart du temps en solo pour m’empiffrer de bouffe réconfort, me salir un peu partout en paix et niaiser sur mon téléphone sans aucun souci d’élégance ou de respectabilité. C’est dans cet état de grâce que j’échoue, sur une de leurs merveilleuses banquettes en cuirette bleu-gris. Je dois en partie la source de cette libââârté à Dora et Jane, donc, ces cousines serveuses d’une constance qui contribue à mon apaisement.
Elles ne changent jamais. Je veux dire que je sais exactement dans quel état je les retrouverai, ce qu’elles me diront, toujours sur la même note chantante en cassant légèrement leur français: «T’es seule "ma belle"? Choisis ta banquette, m’en viens te voir vite. Vas-tu prendre un café?» Leur gentillesse spontanée et gratuite, leurs sourires vraiment sincères, sans égards à ce que je fais dans la vie, me rappellent chaque fois – comme un coup de fouet dans mon satané cynisme – que la bienveillance existe, mais surtout, que je manque souvent d’horizon quand je réfléchis au féminin, à ses existences plurielles, que pour la plupart de celles que je croise au quotidien, leur manière d’être femme n’a jamais été réfléchie, conscientisée, encore moins analysée. Elles vivent ou survivent, ça dépend d’elles. Le reste… «Bah, veux-tu un refill de café, ma belle?»
C’est le texte intitulé La bienveillance en extra du formidable essai féministe Filles corsaires – Écrits sur l’amour, les luttes sociales et le western (éd. Remue-Ménage) de Camille Toffoli, en librairie le 31 août, qui m’a inspiré cette chronique sur les serveuses de La Délithèque. Elle y évoque sa fascination et son amour envers ces employées de la restauration. Pas celles qui font ça «en attendant» pour payer leurs études, non, les serveuses de carrière. «Je devine que leur vie a peu à voir avec la mienne, mais la familiarité avec laquelle elles s’adressent à moi me paraît toujours à propos. De temps en temps, l’une d’entre elles m’appelle "ma belle", et même si je comprends que ce n’est qu’une forme de courtoisie, même si je me doute qu’elle ne me trouve pas plus jolie qu’une autre, je ne peux m’empêcher de le prendre comme un compliment. Lorsque je les regarde sillonner la salle à manger les bras chargés d’assiettes, le pas preste et le brushing en place, leur grâce pleine d’affirmation me laisse croire qu’elles ont quelque chose d’essentiel à m’apprendre sur la féminité.»
Des femmes respectables
Pour ajouter à son propos, Camille Toffoli se réfère aussi à l’essai Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire de la sociologue britannique Beveley Skeggs, qui a consigné des observations développées à partir d’entretiens menés pendant plus d’une dizaine d’années auprès de 83 jeunes femmes issues de la classe ouvrière. «L’autrice explique qu’une grande partie des femmes qu’elle a interrogées ont fini par abandonner à un moment ou à un autre l’idée d’avoir l’air séduisantes par crainte d’être déplacées, pour définir plutôt leur féminité à travers l’affirmation d’un "soi dévoué". […] Leur sollicitude est peut-être symptomatique d’impératifs auxquels se conforment, consciemment ou non, ces femmes. Mais je crois que cela ne diminue pas l’importance de ces façons de faire.»
Ce regard lucide de l’auteure sur un univers féminin trop peu décrypté me rappelle aussi que c’est à ces serveuses que je me présente dans ce que j’ai de plus vrai, qu’en plus de leur bienveillance, elles appellent cette vérité salvatrice qui me change de mon souci de bien faire/être/paraître/parler lié à mes milieux professionnels régis par un désir de reconnaissance et d’élection qui fini par peser à la longue, alors que même en dormant, j’ai l’impression de devoir performer. Surtout ne pas ronfler.
Quelles soient dans ce dévouement dépourvu de jugement à l’endroit de leur clientèle dont elles finissent par connaître les habitudes et petites névroses sans rouler des yeux me rassure dans ce nouvel univers pandémique auquel je ne m’habitue pas encore. Ça peut paraître étrange, mais pour mon équilibre mental, j’ai besoin d’elles, de ce qu’elles symbolisent en matière de continuité, de force tranquille, de poursuite du monde.
Dans le présent numéro estival de la revue Spirale, consacré aux héroïnes et qui aspire à proposer d’autres figures à couronner de ce titre – que les célébrités auxquelles on pense d’emblée -, l’autrice et poète Chloé Savoie-Bernard, qui assure la direction de ce dossier spécial, pose une question qui complète ma réflexion sur ces serveuses qui veillent sans faire d’éclats, sans chercher à redorer un blason ou à devenir de nouvelles icônes du féminisme en affichant leurs exploits rebelles contre le patriarcat sur les réseaux sociaux: «Si l’on déplace les centres qui sont les nôtres, si l’on choisit d’autres axes, quelles héroïnes surgiront?»
Jane et Dora.
«Oui, Jane, je vais le prendre le doggy bag de gâteau forêt-noire pour que ma fille puisse y goûter aussi. Merci de penser à tout.»