Fugueuse, quand la télé fait mal
Elles ne sont pas des personnages d'une série télé, elles ne sont pas des comédiennes, elles tiennent le rôle principal non pas dans Fugueuse, mais dans une réalité sordide qui touche des milliers d'adolescentes. Une réalité que la télé nous envoie en pleine gueule! Plus question de faire l'autruche...
Chaque nuit, elles sont trois ou quatre à fumer des joints en baby-doll dans la ruelle derrière chez moi, dans Rosemont. Elles sont tellement près de ma fenêtre de chambre qu’après les avoir observées dans mes nuits insomniaques, je peux affirmer avec assurance qu’elles ne sont pas toutes majeures… La plupart du temps, c’est à bord de voitures de luxe noires qu’elles débarquent, baskets aux pieds, jeans moulants taille basse et chandails courts. Le hip-hop est trop fort pour que j’entende ce qu’elles disent aux conducteurs avant d’entrer vite par la porte arrière du salon – pas chic chic – de massages... En hiver, elles n’ont presque rien sur le dos. Je ne suis quand même pas pour aller leur offrir du chocolat chaud! Je retourne donc à mes histoires, mon fils, ma fille… ma fille qui pourrait un jour devenir l’une d’entre elles; reconduites par un pimp de gang de rues, prises dans l’engrenage. Parce qu’elles ne viennent pas toutes de familles dysfonctionnelles, ces filles.
Le grand ébranlement
C’est là que le bât blesse. Elles sont aussi filles de beaux quartiers, filles de collèges privés, filles de médecins, filles d’enseignantes, ballerines, premières de classe, gardiennes averties, monitrices de ski dans les Laurentides… Bref, les filles de tout le monde.
Comme la situation dans les urgences ou l’augmentation salée des taxes de la Ville, quand ça concerne tout le monde, ça fait encore plus mal, là ça choque et ça heurte. De la même manière, c’est venu en ébranler plusieurs quand la série Fugueuse est entrée dans nos salons, le 8 janvier dernier, d’abord par son sujet (Fanny, une jeune fille de bonne famille, aimée, pétillante, sociable, qui entre dans l’enfer de l’exploitation sexuelle), puis par certaines scènes, celle où on voit la poitrine dénudée du personnage de seize ans, et LA scène horrible, celle du viol collectif… Ouf! Bien qu’il s’agisse de fiction, l’histoire racontée par la très talentueuse plume de Michelle Allen et jouée de manière admirable par Ludivine Reding est si crédible, si collée à la réalité possible de tous, que ça a fait réagir les communautés d’internautes.
Et pas qu’eux. Les téléspectateur.i.c.e.s se sont emballés, à tort ou à raison, saluant ou dénonçant la diffusion de ces images explicites, questionnant du moins leur légitimité.
Je ne suis pas une référence, je suis capable d’en prendre, le journalisme m’a un peu endurcie, si bien que j’ai regardé cette scène, comme celle du viol de la détenue Biron (Ève Landry) dans Unité 9, voire, il y a longtemps, celle de Alex (Monica Bellucci) dans le film Irréversible de Gaspar Noé, avec un certain détachement. L’effet de l’écran sans doute.
Bien sûr, si ça se passait sous mes yeux, en direct, ce serait différent. Et quand j’entends aux nouvelles que de telles histoires arrivent à de vraies adolescentes, de vraies jeunes filles qui pourraient toutes être les nôtre, j’en frémis. Et la question se pose : est-ce que cette scène explicite dans Fugueuse avait sa place un soir de semaine à 21 h à TVA, était-il nécessaire d’aller jusque-là? Les questions sont légitimes étant donné que Fugueuse est inspirée par de vraies histoires de jeunes filles victimes d’exploitation sexuelle ?
Prêts pas prêts, ça y est!
Il me semble que nous sommes prêts à recevoir ces messages, images, contenus à une époque qui se débarrasse depuis quelques mois de ses œillères et tabous de toutes sortes, où la vapeur se renverse. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, profiter des tribunes variées et possibles pour s’avancer et mettre de l’avant des revendications pour faire réagir les décideurs.
Et puis c’est sain pour l’espoir, même si les manières de passer les messages se font un peu moins dans la dentelle, voire parfois avec brutalité, comme ça a peut-être été le cas dans Fugueuse. L’ère est au non-ménagement. Il y aura retour de l’équilibre sous peu, mais en attendant, c’est le temps des tempêtes et les tempêtes se passent rarement sans casses. Tempête #moiaussi d’Hollywood à Montréal, tempête chez les mononcles dirigeants, tempête à la radio-poubelle, tempête chez les faussaires et imposteurs de tout acabit, tempête chez les criminels à la bedaine bronzée sur un yacht ou dans un paradis fiscal aux Bahamas comme chez les petites crapules qui savent quoi dire pour faire fondre le cœur encore pur des gamines de seize ans. Assez. C’est assez!
Que ça prenne des images fortes, dures, trop dures, peut-être, pour fouetter les consciences, je pense que c’est encore mieux que de continuer à faire l’autruche. L’entre-deux est difficile à trouver, mais ça viendra plus tard. En attendant, saluons l’audace à la télé, devant laquelle se retrouvent les familles après le souper. Si ça prenait ça, enfin, le grand fouet, pour faire réagir son monde, pour en réchapper quelques-unes...
Quelle que soit votre réaction à cette scène ou à la série, sachez que TVA offre un volet web qui accompagne aussi la série pour répondre aux questions du public concernant cette réalité troublante. On y trouve notamment des ressources. On peut aussi suivre la page Facebook de l’émission.
Je craque pour…
L’album Un abri contre le vent de David Portelance
Après Tenir la route, paru en 2014, l’auteur-compositeur-interprète revient avec Un abri contre le vent, un splendide album aussi fort pour ses textes que pour sa musique. Réalisé par Louis-Jean Cormier, Guillaume Chartrain et Marc-André Larocque, l’opus de Portelance a véritablement une aura magique, empreinte de poésie, qu’elle soit rude, dure, belle et humaine.
Ruptures, amitiés, désamours, désillusions, quête de bonheur sont des axes autour desquels l’artiste tisse sa toile, qui sent les virées dans le sud des États-Unis, les nuits qui abîment, les recommencements nécessaires et plein d’espoirs.