Binoche et Carrère parmi les invisibles
«Que de choses qui me paraissaient des rêves irréalisables me semblent aujourd’hui misérables, et des siècles ne sauraient me ramener à l’innocence d’alors!»
Cette phrase, c’est la grande journaliste française Florence Aubenas qui l’a écrite dans son livre Le quai de Ouistreham, paru en 2011, fruit d’un travail d’infiltration de six mois avec des plus démunis qui galèrent de petit boulot en petit boulot.
Se glissant dans la peau d’une quarantenaire sans expérience professionnelle, elle est ainsi devenue femme de ménage, notamment sur les bateaux de croisière – le sommet des jobs salaces, difficiles et exigeants –, pour comprendre les mécanismes de l’exclusion sociale, les jobines qu’on perd et trouve, le mépris des employeurs qui se croient plus brillants, la lourdeur du système censé aider ces gens, la misère tout autour, les horaires débiles, etc.
Le livre a fait grand bruit et il avait intéressé la très humaine et généreuse Juliette Binoche qui, désireuse d’y jouer le rôle principal, a insisté à de nombreuses reprises pour que Florence Aubenas accepte son adaptation au cinéma.
Cette dernière a fini par acquiescer, à condition qu’Emmanuel Carrère, le prolifique écrivain (L’adversaire, Yoga, Le royaume, D’autres vies que la mienne…), qui n’avait que deux films à son actif (Retour à Koltenitch, La moustache), s’en mêle. Ce qu’il a fait comme scénariste (avec Hélène Devynck) et réalisateur. Le résultat dans Ouistreham, ce film qui arrive donc en salle aujourd’hui, le 25 mars, est galvanisant.
D’abord, il y a Juliette Binoche, désarmante de naturel, d’intériorité et de force tranquille, qui incarne le rôle d’une écrivaine, Marianne Winckler, qui débarque à Ouistreham, commune française de Normandie, peuplée d’un peu plus de 9 000 habitants. Elle s’y invente un passé et un présent, s’y trouve un emploi de ménagère, noue des amitiés avec d’autres comme elle, comme son «elle» inventé.
Déjà là, entre mensonges et manipulation, il n’est pas étonnant que Carrère ait pu naviguer si brillamment à travers les flots de ces thèmes sur lesquels il écrit si souvent. Crevée, crevée après de longues heures à courir pour arriver à temps au boulot, récurer les chiottes des cabines de bateaux, elle s’affaire à écrire ce qui deviendra son livre-immersion, sorte de documentaire écrit témoignant des conditions économiques et de travail précaires que peu d’entre nous supporteraient.
Parmi les amitiés que l’écrivaine masquée tisse, il y a celle avec Christèle, une maman de trois gamins qui tire le diable par la queue pour joindre les deux bouts et subvenir à leurs besoins, interprétée par Hélène Lambert, qui n’est pas une «vraie» actrice. Comme la plupart des autres, tous des non professionnels, ce qui accentue l’effet-vérité voulu de l’œuvre.
Au fil d’ateliers exercés en amont du tournage, ils ont appris à jouer sans se distancer tellement de leur véritable nature, devenant plutôt de véritables fildeféristes entre réalité et fiction, ce qui, ma foi, me paraît plus difficile qu’entrer dans la fiction pure. Surtout pour des êtres qui ne font pas carrière à l’écran.
Deux personnages ont joué leur propre rôle, dont Nadège, contremaître du «ferry», de qui Florence Aubenas était restée proche. Le résultat est étonnant, si réaliste sans faire «documentaire» puisqu’il s’agit bel et bien d’une histoire basée sur les propos de Florence Aubenas, mais avec des interprètes vivant dans l’univers social dépeint et sur lequel on lève le voile.
On sursaute à plusieurs reprises devant les injustices, les préjugés, le snobisme, l’incompréhension dont sont victimes ces femmes de ménage, prisonnières d’un silence dont elles ne peuvent sortir, sous peine d’y perdre leur emploi et de devoir repartir la galère pour s’en retrouver un, d’y faire leurs preuves, de commencer en bas de l’échelle avec les horaires dont personne ne veut, etc.
On se surprend nous aussi comme spectateurs à se faire prendre au jeu des jugements, à se méprendre sur les agissements de personnages à partir de nos propres biais stéréotypés ou clichés liés à leur classe sociale. C’est secouant de s’en apercevoir.
J’imagine que nous remettre au visage nos perceptions erronées fait aussi partie de la mission du film à portée sociale. Ça me rappelle qu’en plus de divertir, le cinéma a aussi de bon, comme les livres, de réveiller quelques consciences, de faire bouger les choses en rendant compte d’autres vies que la mienne, pour reprendre le titre du fabuleux roman d’Emmanuel Carrère.