La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

La possibilité des jeunes hommes

Ce que j’apprécie par-dessus tout avec la hausse du mercure, ce sont les rencontres interminables entre amis sur des terrasses, à jaser de tout et de rien.



Entre mille sujets, une copine dans la quarantaine nouvellement en couple avec un homme de 18 ans plus jeune qu’elle me faisait remarquer que contrairement à l’expression «cougar» pour désigner ce que le dictionnaire Robert qualifie de «femme mûre qui recherche et séduit des hommes beaucoup plus jeunes», il n’existe pas d’étiquette pour parler des hommes qui sortent avec des femmes «beaucoup» plus jeunes.

C’est si commun.

Jusque dans notre fiction à l’écran, encore majoritairement réalisée par des messieurs.

Les étiquettes collent toujours plus facilement aux femmes. Qu’elles soient avec un partenaire plus jeune ou plus vieux, c’est elles qui en font les frais. S’il est riche, elle devient gold digger, s’il est pauvre, c’est parce qu’elle veut garder le contrôle dessus. Quand elles restent célibataires aussi, c’est louche. À une époque, on les traitait de «vieilles filles»; aujourd’hui, on dit d’elles qu’elles sont «trop carriéristes», de surcroît quand elles ne font pas d’enfants.

Avez-vous déjà entendu quelqu’un dire d’un mec qu’il est «trop carriériste»? Imaginez quand elles sont infidèles. Ah, les vilaines sorcières…

Photo: Jonas Weckschmied, Unsplash

Si je reviens avec ces femmes plus âgées que leur partenaire, c’est parce que le sujet m’apparaît loin d’être éculé malgré le fait que ce soit le quatrième ou cinquième texte que j’écrive là-dessus en 22 ans de journalisme, sans compter le travail de plusieurs autres collègues ces dernières années, comme Karima Brikh, avec son documentaire Amour cougar: au-delà du mythe, ou Josée Blanchette, avec son roman Mon (jeune) amant français.

C’est indéniable, la société n’a toujours pas «normalisé» l’affaire, l’aura scandaleuse perdure comme la mauvaise herbe autour de celles qui aiment une personne plus jeune. En somme, l’injustice du double standard demeure. Celles qui craquent pour la jeunesse sont suspectes.

L’écrivaine française Annie Ernaux, ma préférée entre toutes, semble aussi trouver le chiendent bien enraciné puisqu’elle s’y est attaquée dans un court récit sans équivoque et franc, comme elle sait si bien le faire depuis ses mots sur son avortement, sur la mort de sa sœur, sur ses passions dévorantes, sur la toxicité de ses parents, sur ses échecs amoureux, etc.

Le jeune homme donc. Puisqu’il s’agit de ce titre qui figure sur la couverture du texte de 48 pages sorti en France chez Gallimard dans sa célèbre collection «Blanche». Fans du Québec, il faudra s’armer de patience encore jusqu’au début de juin bien sonné avant de mettre la main sur les mots précis de l’unique Ernaux.

L’écrivaine française Annie Ernaux s’est attaquée à la relation d'une femme plus âgée que son conjoint dans un court récit sans équivoque et franc. Photo: Wikimedia

Dans l’attente, quelques extraits qui décrivent bien les nuances, paradoxes et complexités de ce type d’histoire auquel l’écrivaine n’a pas échappé avec un étudiant de presque 30 ans de moins qu’elle. Elle en avait alors 54. Elle en a aujourd’hui 81. L’histoire fut brève et fulgurante, mais pas moins importante et – grâce à sa plume – assez symptomatique d’une époque hélas non révolue sur le plan des différences d’âge entre amoureux. Assurément, rien de démodé ici. Sinon, pourquoi aurait-elle fait paraître ce livre maintenant?

C’est avec son habituelle élégance qu’elle exprime le sentiment d’infinitude ressenti au contact de la jeunesse, celui-là même sur lequel écrivent avec souvent beaucoup moins de finesse ou d’originalité, et depuis la nuit des temps, des centaines d’écrivains: «Chez moi, il endossait le peignoir à capuche qui avait enveloppé d’autres hommes. Lorsqu’il le portait, je ne revoyais jamais l’un ou l’autre d’entre eux. Devant le tissu-éponge gris clair, j’éprouvais seulement la douceur de ma propre durée et de l’identité de mon désir.»

Par-dessus tout, c’est l’assurance de l’écrivaine dans ces pages qui rend cette histoire encore plus réjouissante. Pas revancharde, pas triste, pas revendicatrice, jamais, juste la conscience du droit, de la possibilité d’un rapport dont elle ne saurait se priver, qu’elle nous invite peut-être même à envisager sérieusement.

«Mon corps n’avait plus d’âge. Il fallait le regard lourdement réprobateur de clients à côté de nous dans un restaurant pour me le signifier. Regard qui, bien loin de me donner de la honte, renforçait ma détermination à ne pas cacher ma liaison avec un homme “qui aurait pu être mon fils” quand n’importe quel type de cinquante ans pouvait s’afficher avec celle qui n’était visiblement pas sa fille sans susciter aucune réprobation. Mais je savais, en regardant ce couple de gens mûrs, que si j’étais avec un jeune homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.» Bien lancé.

En plus, vécu par une femme, ce type d’histoire peut même devenir salvateur, délier les corsets enfin, libérer ce qui trop longtemps en a maintenu captives plus d’une au fil du temps: «Je me suis souvenue d’un autre dimanche d’été où, entre mes parents, à dix-huit ans, j’avançais sur cette même promenade, accompagnée de tous les regards à cause de ma robe très moulante, ce qui m’avait valu le reproche irrité de ma mère de ne pas avoir mis de gaine, laquelle, disait-elle, “habille mieux”. Il me semblait être à nouveau la même fille scandaleuse. Mais, cette fois, sans la moindre honte, avec un sentiment de victoire.» Ce texte me semble, oui, surtout venant d’une écrivaine devenue icône, une sorte d’invitation à transgresser pour normaliser enfin, mais surtout pour jouir le plus longtemps possible nous aussi.

Merci, Annie Ernaux. Et puis, il fait si beau.