La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Édith et ses Michel

La première fois que j’ai rencontré Édith Fournier, c’était en 2007. Elle m’avait reçue chez elle pour une entrevue autour de son livre J’ai commencé mon éternité (éd. de l’Homme), qui revenait sur ses sept ans de vie à domicile à soutenir dans son lent déclin le cinéaste Michel Moreau, son conjoint tant aimé, alors atteint de la maladie d’Alzheimer.



C’était l’époque des rencontres en personne. Je ne savourais pas la chance qu’on avait. On pense à tort, comme un réflexe pour s’alléger, que tout dure toujours… Je me souviens de la maison montréalaise du couple, à l’image de celles que je préfère entre toutes: chaleureuse, ancestrale, vivante, rassurante. Je m’étais dit que sous ce toit-là, son bien-aimé avait dû ressentir tout l’amour du monde l’envelopper.

Son Michel étant placé dans un CHSLD depuis peu, je m’étais alors retenue de lui en faire la remarque, question de ne pas rouvrir la plaie. J’imaginais bien que ça ne s’était pas fait de gaieté de cœur, que ce départ de l’homme de la maison, bien que devenu trop malade pour y demeurer, même avec des soins attentionnés et professionnels à domicile, devait donner le vertige à Édith, sensible psychologue aujourd’hui retraitée, professeure pendant 33 ans à l’Université de Montréal.

Les années ont passé, mais je n’ai pas oublié cette femme menue avec la force de Goliath au fond des yeux qui m’avait accueillie chez elle pour me parler de son ouvrage dans mes jeunes années de journaliste au Journal de Montréal. Par ce même Journal, j’avais appris le décès de son Michel en 2012, à l’âge de 80 ans. Je m’étais alors mise sur le tard à découvrir ses films, surtout des documentaires consacrés à l’éducation ou aux marginaux et exclus de la société. Quant au documentaire de Jocelyne Clarke sur l’Alzheimer, Édith et Michel (2004), il ne me sort plus de la tête. Je les avais trouvés si beaux les deux. Et cet amour-là que je voyais entre eux aussi: lui le magnifique original avide de liberté, elle, la lucide et généreuse, brillante à souhait.

L’amour encore

Voilà que Tu ne sais plus qui je suis – Sept ans d’accompagnement d’un proche en CHSLD vient de sortir.

J’aime la plume d’Édith. Elle est droite, franche et sincère. Ça a d’abord piqué ma curiosité parce que cette fois apparaît un autre Michel (tiens, tiens…), une rencontre inespérée et salvatrice pour celle qui avait encore des années devant elle, des histoires à partager, beaucoup à offrir. Ce «nouveau» Michel faisait aussi face à la condition de sa compagne atteinte elle aussi de l’Alzheimer. Quand on dit qu’il n’y a pas de hasard… Or, cette charge de renouveau amoureux n’allait pas surgir sans culpabilité, sans honte, sans peur, on s’en doute. Qu’allaient penser les autres? Y verraient-ils une sorte de trahison à l’endroit du premier Michel, encore vivant au moment de ce nouveau chapitre sentimental? Et si c’était plutôt cette joie qui donnait à Édith la force de si bien combler d’attention son mari jusqu’à l’ultime silence?

Ces questions, ces tabous sont tellement si bien abordés dans ce livre préfacé par Sophie Thibault, chef d’antenne à TVA, que je ne pouvais le laisser s’empoussiérer sur mes tablettes dans l’attente de mes propres (plus) vieux jours ou d’une certaine connivence intime avec le sujet. D’autant plus que ce livre, avec ce sujet, en plus d’être le récit remuant et franc d’une période charnière dans la vie d’une femme divisée, c’est aussi et surtout la preuve patente que rien ne se passe jamais tel qu’on a tendance à l’imaginer, que la magie intangible du monde ne réside pas dans les a priori, qu’elle attend parfois que tout s’écroule pour apparaître dans le poids des ombres.