La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Écrire comme on fait un tombeau

Je vous parle de femmes qui sont ressuscitées. Leur présence impressionnante, essentielle pour elles-mêmes comme pour notre société, laisse entrevoir la possibilité de se refaire grâce à l’art, en l’occurrence l’écriture.



Dans la nuit du 7 avril 2018, Geneviève Rioux, 25 ans, se faisait agresser sauvagement chez elle, à Sherbrooke, par un homme qui s’était introduit dans son domicile pendant son sommeil. Il tentera de la violer et de la tuer. Elle survivra à 18 coups de couteau, dont 8 au visage. Étrangement, 19 ans auparavant, c’est sa mère qui subissait un sort similaire, victime d’une tentative de viol, le 30 juin 1999 à Rimouski. Geneviève n’avait alors que 7 ans. Elle se souvient. Elle était sur place. Dans les deux cas, les coupables courent toujours.

Étudiante au doctorat en psychologie, la future psy brillante et éloquente qui écrivait déjà son journal depuis toujours a eu envie de transformer son trauma en poésie. Après tout, elle avait découvert les vers dans l’enfance grâce à L’armoire des jours de Gilles Vigneault, elle savait le pouvoir des mots sur les affects. Puis, timidement, un an après les tragiques événements, elle est allée à la rencontre de l’écrivain et slammeur David Goudreault, rencontré au Salon du livre de Sherbrooke. Elle lui a montré ses écrits, lui a raconté son histoire. Il l’a accompagnée dans l’écriture d’un recueil intitulé Survivace, qui paraîtra aux éditions Mémoire d’encrier le 18 mai.

Geneviève Rioux, auteure du recueil «Survivace» (Mémoire d’encrier). Photo: Jessica Garneau

«Même si les démarches de vérité ne sont pas allées jusqu’au bout, les démarches de sens, elles, m’appartiennent et je peux reprendre du pouvoir en paroles. Pour moi et pour ma famille, ça devient un exutoire et une satisfaction par procuration que je sois dans cette démarche-là», me confie-t-elle au bout du fil.

Je veux vivre à tue-tête

Tes dents serrées sifflent

Je t’avais dit de pas crier

Mais j’ai appris depuis

1999, la résistance

 

On se défend

De se fendre

Violées

De mère en fille

Survivaces

De fille en mère

Son témoignage et sa démarche créatrice m’ont fait penser à ceux de tant d’autres victimes de violence au Québec, directes ou collatérales, souvent parce qu’elles étaient des femmes, et qui ont un jour pris la plume comme on reprend ses pouvoirs et sa liberté, pour se «soigner» en même temps. Chacune à sa manière.

Je revois encore la formidable Marie-Pier Lafontaine qui, du haut de ses 32 ans, impressionna Janette Bertrand et Chrystine Brouillet en racontant avec un sang-froid et une grande lucidité comment l’écriture lui permet de combattre l’immense et infâme violence subie dans sa jeunesse. Ça se passait la fin de semaine dernière lors d’une discussion sur les violences faites aux femmes, les formes de la contre-attaque et le rôle de l’écriture pour obtenir justice que j’animais devant public au Salon international du livre de Québec. On en a eu des frissons. Avec Chienne, son premier récit, et Armer la rage, l’essai percutant qui a suivi, Marie-Pier a prouvé elle aussi à quel point écrire et se raconter permettent une reprise du contrôle, une manière de passer de victime à victorieuse. Malgré, bien sûr, ce qui résiste sans doute à la guérison, en coulisses...

«Chienne», le premier récit de Marie-Pier Lafontaine, est une autofiction qui raconte une famille dans laquelle un père sadique et tout-puissant fait régner la terreur.

L’expérimentée Marie Hélène Poitras avait fait de même avec son roman Soudain le Minotaure, qui raconte une violente agression de deux points de vue, et qui a été réédité et restructuré cette année, 20 ans après sa première parution. «Malheureusement», cet ouvrage reste tellement d’actualité au cœur d’une société qui dénombre trop de féminicides. Pour l’écrivaine de Montréal aussi, l’écriture aura été salvatrice. Encore aujourd’hui, elle écrit, publie, ne saurait s’en passer, comme si sa vie en dépendait pas mal en fait.

Ce roman de Marie Hélène Poitras raconte une violente agression de deux points de vue.

Autre perle dans un océan de prodigieuses rescapées de douleur, Mali Navia a bien failli me faire pleurer lors de son passage mercredi dernier à Plus on est de fous, plus on lit sur Ici Première, et à ma lecture de La banalité d’un tir, une autofiction qui «reconstruit par morceaux choisis le cours intranquille d’une histoire familiale», lit-on sur la quatrième de couverture de ce premier livre. Victime collatérale de la «disparition» d’un père à qui elle n’a pu faire ses adieux, pour elle, l’écriture, sans être «thérapeutique» à proprement parler, a au moins le pouvoir de devenir un tombeau qu’on sort de soi, une fabrication du vécu ou de la charge traumatique comme un rituel pour donner un sens au tragique et à une sorte de mort intérieure.

Cette autofiction de Mali Navia  «reconstruit par morceaux choisis le cours intranquille d’une histoire familiale».

Ces femmes sont ressuscitées. Ici, Pâques n’est même pas un prétexte pour parler d’elles, il appert plutôt que leur présence impressionnante, essentielle pour elles-mêmes comme pour notre société, laisse entrevoir la possibilité de se refaire grâce à l’art, en l’occurrence l’écriture. Il pourrait s’agir aussi de peinture, de musique ou de théâtre. Toujours, l’envoi d’un message lourd de sens aux spectres violents: vous ne les aurez pas. Elles sont plus fortes que vous. Plus fortes aussi que le système de justice qui n’est pas toujours/assez à la hauteur.

J’ai retrouvé ce passage du Livre des morts tibétain: «Au moment de la mort, en effet, l’esprit ordinaire et ses illusions meurent et, dans la brèche ainsi ouverte, se révèle la nature de notre esprit, illimitée comme le ciel.» Je pense aussi que c’est là que vont puiser les survivantes (et les survivants) d’agression et de violence revenues à la vie, au sens figuré, on s’entend. Mortes de trouille, mortes de colère, mortes de chagrin, mortes de déception, mortes de douleur, mortes de regrets, mortes de remords, mortes de honte, mortes de culpabilité, elles ont trouvé refuge dans les mots comme dans la brèche ici nommée. J’insiste, il pourrait s’agir d’art en général. «Take your broken art, make it into art», disait dans l’épreuve la grande Carrie Fisher avant de s’éteindre. D’où l’importance de ne pas lésiner sur le financement, l’aide et le soutien gouvernemental en général et sur le renforcement de la pratique des arts dès l’enfance. Arrêter de prendre «ça» comme du «divertissement», comme une affaire légère qu’on glisse pour le fun entre les maths et les sciences.

Bon. Mangez beaucoup de chocolat. C’est aussi le temps des sucres. Ça tombe bien, le foie est un organe qui a le pouvoir de se régénérer.