La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Au bord de l’envoûtement

«La morale de cette histoire
C’est de boire avant de mourir
La morale de cette histoire
C’est de boire avant de mourir

C’est de boire, oui, oui, oui
C’est de boire, non, non, non
C’est de boire avant de mourir…»

C’est ce que chantaient certains membres les plus «influents» de l’Ordre du Temple solaire, le soir du 5 octobre 1994, en Suisse, avant de mourir dans un des incendies célèbres pour avoir fauché la vie d’adeptes et de gourous de la secte, dont neuf Québécois. Stupeur et frissons, donc, en voyant la série documentaire L’Ordre du Temple solaire, diffusée sur la plateforme payante Vrai de Vidéotron, et ses images d’archives parlantes comme celle-là, en noir et blanc, montrant le dernier repas des «Chevaliers, oui, oui, oui…», visiblement intoxiqués par plus que du vin. Savaient-ils seulement, le maire de Richelieu Robert Ostiguy et son épouse, Françoise Asselin-Ostiguy, ou encore la journaliste au Journal de Québec Joce-Lyne Grand’Maison, interpelés gaiement par le gourou Di Mambro, entre deux toasts, qu’ils buvaient leur dernier verre à vie, qu’ils ne se réveilleraient plus jamais?

Celles et ceux qui ont plus de 35 ans se souviennent certainement des tragiques événements des morts de l’Ordre du Temple solaire, secte fondée en 1984 par la fusion des disciples de Joseph Di Mambro et de Luc Jouret, puis qui s’est immiscée dans différents secteurs de la société, notamment dans les bureaux d’Hydro-Québec, boulevard René-Lévesque Ouest, à Montréal. Je m’en souviens particulièrement, puisque mon père y était cadre à cette époque, appelé à côtoyer quelques adeptes d’alors, dont Jean-Pierre Vinet, qui compte parmi les victimes des incendies volontaires survenus au Québec, mais aussi en Suisse et en France, entre 1994 et 1997.

Instagram, ce gourou



Étant moi-même journaliste avec des réflexes de doutes, une lucidité souhaitable et, il me semble, assez avisée, je me suis souvent questionnée à savoir comment Joce-Lyne Grand’Maison avait fait pour se laisser prendre au piège. Alors rieuse, en couple, investie dans un poste reconnu de journaliste et vouée à une brillante carrière en déploiement, croyait-elle vraiment à cette histoire d’aller simple vers l’étoile Sirius où eux, les élus, trouveraient la vie éternelle, la plénitude dans le chaos? J’ose me demander si, jusqu’à un certain point, de nos jours, les réseaux sociaux, dont Instagram en tête de liste, ne seraient pas devenus ces nouvelles sources d’envoûtement auxquelles vont s’abreuver nos Narcisse intérieurs aux prises avec des besoins insatiables de reconnaissance, de validation sur-le-champ.

Dans L’être et le néant, Jean-Paul Sartre parlait du «désir comme d’une conduite de l’envoûtement». Chaque époque ne distille-t-elle pas ses envoûtements? Autant dire qu’en bons êtres de désirs, justement, nul n’est à l’abri d’une telle emprise psychique. C’est pour ça que je n’ai pas jugé ces brillants adeptes. Parce que oui, brillants. Désarmés d’amour-propre et de confiance, certes, mais brillants. Tellement assoiffés de validation, peut-être qu’ils en sont même venus à oublier ceux qui les attendaient à la maison, bien vivants, eux; des enfants, des conjoints, des frères, sœurs, parents sur le point de s’effondrer en apprenant la nouvelle de leur perte.

Rester focus fait inévitablement partie des plus grands défis présents. Dompter l’envoûtement aussi, marcher à côté de nos désirs, ne pas les laisser nous avaler. Ce documentaire brillant est une mise en garde bonne et pertinente pour l’époque actuelle aussi.