Disparaître, ce grand fantasme
«Ta tante a beaucoup de chance, Angelica, elle a la chance d’avoir deux vies: la sienne et celle du livre qu’elle est en train d’écrire», raconte une femme à un enfant dans The Hours de Stephen Daldry, l’un des plus beaux films qu’il m’ait été donné de voir, adapté du roman du même titre de Michael Cunningham, inspiré de Clarissa Dalloway, célèbre héroïne de Mrs Dalloway, roman culte de l’Anglaise Virginia Woolf. Et si c’était entre autres pour ça que tant de gens veulent écrire, rêvent de publier? Les livres deviennent une alternative. François Pagé, lui, ne s’est pas contenté de la fiction. Certains le trouveront courageux, d’autres peureux ou lâche pour ne pas avoir su affronter sa vie comme il se doit et comme nous le faisons tous: pauvres, riches, malades, jeunes, vieux…
On l’appelle «le Réjean Ducharme de la télé» parce qu’il tient mordicus à rester en retrait, à ne pas être vu. Le hic, c’est que les séries que ce fameux François Pagé scénarise (Après, Piégés et Campus) connaissent un succès fou. Inévitablement, son nom a commencé à circuler, il a dû assister à certains rendez-vous, sortir un peu de sa cache… Puis, le chat est sorti du sac quand un de ses anciens amis l’a reconnu, s’apercevant du coup qu’il n’était pas mort comme il était censé l’être d’un cancer des os en 2014.
Celui qui est devenu scénariste sur le tard, dans la soixantaine, est si doué pour la fiction qu’il avait réussi à berner tout le monde en simulant son propre décès pour ainsi tourner la page, recommencer sa vie. Telles sont les informations, passionnantes, comme dans un film d’aventure, rapportées par Hugo Dumas dans La Presse. On peut être fâché contre ce faussaire, le trouver ignoble, traître, manipulateur, ce serait normal. On peut aussi l’envier un peu de l’avoir fait: disparaître, puis se remettre au monde. À sa manière.
Or, je pense que si cette histoire nous fascine autant, c’est aussi un peu parce que plusieurs d’entre nous ont un jour caressé ce fantasme de s’effacer. J’ai souvent raconté l’histoire d’une voisine, une mère de famille de mon petit village natal, partie chercher du lait ou un paquet de clopes au dépanneur. Elle n’est jamais revenue. Jamais. Ça doit faire 36 ou 37 ans de cela. Son mari avait embauché un détective privé. Il était aussi passé aux Retrouvailles de Claire Lamarche. Rien. S’était-elle suicidée? Avait-elle été kidnappée? Dans mes souvenirs, on racontait qu’elle s’était poussée, qu’elle vivait probablement ailleurs sous une nouvelle identité, qu’elle en avait eu marre de sa vie terne, ses obligations, sa routine, le bungalow beige, le mari beige, la job alimentaire beige. J’ai longtemps eu peur que ma mère fasse la même chose. Puis, l’histoire s’était endormie dans un coin de ma mémoire. Jusqu’à l’âge adulte.
Le désespoir à l’état brut
C’est un autre film, Maman est chez le coiffeur de Léa Pool, qui a réveillé ce souvenir à sa sortie en 2008. Le personnage de la mère, incarnée par Céline Bonnier, quitte précipitamment sa famille en Montérégie, à l’été 1966, pour un poste de correspondante à Londres. Si elle ne disparaît pas complètement, il n’en demeure pas moins que cette journaliste abandonne tout pour se remettre sur les rails, que son quotidien l’étouffe. «On pourrait pas aller à Cap Cod comme tout le monde? lui demande son gamin. Oh non, moi, le parasol, la glacière, les pneumatiques, les crèmes solaires, le Noxzema, non merci!» lui répond-elle, exaspérée. Tout le désespoir de cette femme qui avait l’impression de vivre à côté de sa vie tenait dans cette réplique. «Si je ne pars pas, je vais mourir», finissait-elle par dire. En 2021, le film n’a pas pris une ride. Il est peut-être même plus actuel que jamais, plus ancré dans ces désirs collectifs que nous avons de nous réinventer, pour reprendre l’expression à la mode.
Je serais bien menteuse de ne pas vous avouer qu’il m’est déjà passé par la tête – et bien avant la COVID – l’envie de me rendre à l’aéroport Trudeau, et de prendre un aller simple pour une destination que je ne vous révèlerai pas, même sous la torture. Tout à coup que l’envie me prendrait plus sérieusement de le faire vraiment… Ben non. Quoique tout larguer, partir avec une petite malle, ne pas savoir ce que la vie nous réserve, mais croire certainement que revenir en arrière serait mourir un peu revêt un certain charme. Il y a quelque chose de romantique associée à cette idée. La plupart d’entre nous se contenteront d’en rêver la nuit; trop épris de nos enfants, conscients de l’importance d’être présents pour nos proches, de devoir continuer à s’endurer, coûte que coûte jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’est Dédé Fortin qui chante «La vie, c’est court, mais c’est long des p’tits boutes» sur Le répondeur. Il faut donc s’accrocher.
N’empêche que ce n’est pas innocent si l’histoire de la fausse mort de François Pagé fascine autant. Ce n’est pas comme si la torpeur actuelle n’accentuait pas le fantasme… Plein de raisons sont bonnes pour disparaître un peu et débarquer ailleurs, dans la peau de quelqu’un d’autre, un peu plus soi-même, un peu moins étranger à ce que plusieurs auraient tant voulu que nous soyons, correspondre aux belles images pour entrer dans les normes, adhérer aux conventions. François Pagé a renoncé. Je ne lui jetterai pas la pierre. Il y a quand même quelque chose de puissant dans ce vol plané, quelque chose aussi d’assez révélateur sur ce qu’on s’impose en trahissant au passage notre véritable nature. Nous sommes plusieurs à imploser. Bon automne.