La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Des larmes en janvier

Je n’ai pas perdu d’êtres chers, je ne suis pas en rupture, mes enfants vont bien, ma santé est relativement bonne et je travaille dans ce que j’aime. En somme, je suis une privilégiée. Même pas de COVID chez nous. De surcroît, nos voisins du Sud ont un nouveau président en la personne de Joe Biden, et une jeune poète, Amanda Gorman, a ému des foules lors de son investiture. Depuis le temps que j’espère que la poésie mette l’Amérique à genoux. Je devrais célébrer dans mon salon.



Et bien non, je pleure.

Pour n’importe quelle raison d’ailleurs. Je suis à mon bureau, je pleure, je sors marcher, je pleure, je sors les vidanges, je pleure. On m’envoie un bel album jeunesse de Andrée-Ann Cyr et Bérengère Delaporte intitulé Je t’aimais déjà sur le deuil périnatal (éd. Les 400 coups), je m’effondre avant d’aller chercher ma fille à l’école. Et je lui fais honte: «Ton mascara a coulé et tu es en pyjama. Maman, mets au moins tes salopettes.» Toc, toc, toc, est-ce normal, docteur?

Je ne suis pas en dépression. Je suis juste confortable pour écrire en plein jour dans mon pyjama. Pour vrai, j’aime la vie. Je la trouve même belle quand une amie demande à son mari, éminent chirurgien plastique, d’aider une jeune ado démunie, parfaite inconnue, à recevoir des soins urgents après un accident en éducation physique et qu’il le fait par pure bonté. Elle est belle aussi quand je vois sur ICI Télé Jannie-Karina Gagné et Jean-Nicolas Verreault se démener pour leurs trois filles à besoins particuliers dans La cour est pleine, formidable série télé produite par KOTV. Elle est aussi très belle quand des collaboratrices de travail et amies partent de chez elles à pied: une pour venir me porter des cupcakes bons sans bon sens, et l’autre, un somptueux chandail à col roulé, juste parce qu’il lui a fait penser à moi.

C’est gaga cette appréciation des affaires positives? Bah, sinon, je repasserais en boucle dans ma tête les fois où j’ai vu des personnalités influenceuses montrer ad nauseam sur les réseaux sociaux les photos de leur vie luxueuse alors qu’en ce moment, particulièrement, plein de leurs fans ou collègues crèvent la dalle. Or, je serais plus frustrée que larmoyante. Idem pour les consignes pandémiques qui m’empêchent de voir mes proches ou la lenteur des soins de santé pour des patients non-COVID qui attendent d’être pris en charge, dont les heures sont comptées. Vaut mieux les larmes à la colère, je vous assure. Alors je pleure.

Et quand il est question de livres, elle l’est d’autant plus belle la vie. Je pense à la poésie de Benoit Pinette (Tire le coyote) dans son premier recueil, La mémoire est une corde de bois d’allumage (La Peuplade, 4 février), qui célèbre les souvenirs, la mémoire, l’étonnante capacité de se refaire, même dans l’obscurité:

Larmes signifie lucidité

dans la langue qui nous unit

nos âmes comme des crues

regagnant leur lit

au moment précis où la fin du monde

s’agenouille devant l’éclaircie   

Puis, c’est entre les pages des autres qu’on trouve parfois des phrases consolatrices ou très éclairantes. Comme Deborah Levy – ma grande découverte sur le tard de 2020 – l’écrit dans Le coût de la vie, «ce que nous ne voulons pas savoir est ce que nous savons de toute façon et refusons de regarder en face».

C’est donc pour ça, les larmes: affronter 2021. Il le faut, je veux dire, on ne peut pas se faire cryogéniser jusqu’en 2075 ou migrer sur la Lune de peur de voir venir cette année-ci. Donnez-nous en donc des arts et des spectacles pour endormir la colère et allumer l’empathie chez ceux qui en semblent dépourvus. Parce que l’art, les livres, quand on y est sensibles, c’est l’empathie de ses créateurs qu’on ressent, non? Dans la même lancée que Louise Latraverse qui souhaite «L’amour crisse», je déclarerais «L’empathie crisse». Je prendrais deux ou trois mouchoirs avec ça en attendant l’éclaircie.