La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Des amies de femmes et des rhizomes

Pour souligner le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, hommage aux «amies de femmes».



Dans les dernières années de sa vie, ma tendre grand-mère Denise, quasi octogénaire et veuve depuis longtemps déjà, pleurait souvent et beaucoup quand ses amies, elles aussi âgées, mouraient les unes après les autres. Un jour où il ne lui en restait plus qu’une seule – Anita? À moins que ce soit Gertrude?–, la frêle Denise au caractère bien trempé s’est éteinte. Peut-être avant de la perdre elle aussi. La dernière. Je crois qu’elle avait peur de rester seule, même si bien entourée par ses enfants aimants. Je comprends désormais de plus en plus la charge de ses sanglots. Des «amies de femmes», comme elle disait en me faisant rigoler avec ses expressions d’une autre époque, c’est le «sel de la vie», pour reprendre le titre du merveilleux essai de l’anthropologue, ethnologue et féministe Françoise Héritier, disparue en 2017 à Paris.

Il y a quelques jours, une nouvelle amie – parce qu’on peut encore s’en faire dans la quarantaine, et même après – m’écrivait que les amitiés entre femmes sont des petits rhizomes, ces tiges souterraines vivaces émettant chaque année des racines et des tiges aériennes, et image somptueuse pour illustrer la force nourrissante de ces liens du cœur assez singuliers. Hélas, bien qu’il ne soit jamais trop tard, ça ne fait pas si longtemps que je réalise l’importance de mon réseau de copines, ce que je «dois» à chacune d’entre elles, les meilleures, pour des raisons différentes. On tient tellement d’affaires pour acquises.

Photo: Hannah Busing, Unsplash

Puis, un jour, dans la jeune trentaine, il y en a une, la spectaculaire, qui s’enlève la vie. C’est la première à partir. On pleure, on ravale, on se dit que les autres sont encore là, jeunes et vives, qu’à la mémoire de celle qui s’est envolée, il faut se relever, se prendre en main pour ne pas la suivre avec les mêmes obsessions. C’est pas mal ce qui nous avait unies, ces obsessions. Alors, on fait des petits, on honore ses mots comme on peut, jamais à sa hauteur, mais c’est de bon cœur. La vie passe. Les autres copines, elles, semblent insubmersibles, apaisent (encore) les turpitudes de la mère de famille beaucoup trop dans le jus pour prendre de leurs nouvelles avec assiduité. La mère de famille perd encore plus le fil en pandémie, se terre, ne fait plus d’apéros Zoom, prend même goût au retranchement et se fait silencieuse, plus sauvage.

Comment ai-je pu les croire figées comme des statues éblouissantes durant ces deux dernières années covideuses? La plus douce, la généreuse, a découvert une masse louche sur son sein droit. La grande loyale, elle, s’est mise à sombrer dans l’alcoolisme telle une desperate housewife des beaux quartiers, pendant qu’une autre, la débrouillarde, se démène pour payer son loyer devenu trop cher après s’être séparée du père de ses enfants. Le soir, elle boit elle aussi à l’infini le plus mauvais scotch qui soit. Il y a aussi celle qui souffre de ne pas être devenue mère, et l’autre, qui porte un lourd secret. Ses plaies sont si béantes qu’elles vont finir par l’avaler. Je vais rattraper le coup. Je viens d’émerger des décombres. Suis-je la seule à oublier parfois l’essentiel?

C’est l’amour et la peur qui me font écrire cette chronique. La peur qu’elles disparaissent, qu’elles souffrent, de les décevoir. Mes «amies de femmes» sont aussi nécessaires à ma survie que l’eau qu’on change en vin chaque fois qu’on se voit pour refaire le monde. Ça m’a sauvée de bien des descentes. De la mort peut-être aussi, une fois ou deux. Mes amies sont des femmes qu’il m’est aussi arrivé de moins bien traiter, d’envier (comme j’en ai honte), de mal écouter. Je m’en veux, mais je m’en voudrais encore plus de ne pas le réaliser aujourd’hui. Tout ne tient qu’à un fil. J’aimerais que ce fil avec ces femmes de ma vie devienne des rhizomes assez forts pour fendre les structures des «gaslighteux», du patriarcat, des inégalités abjectes, du racisme, des guerres, des maladies, et même juste des petits irritants du quotidien. À notre santé à toutes, chères «amies de femmes»!