Dehors Serge Dehors | Nos mirages
On ne connaît pas la vie des gens. Je veux dire, on ignore la plupart du temps ce qui est dissimulé sous leur masque social, les chagrins qui ne sortent qu’en coulisses. À la lumière, on sourit quand il faut – on connaît le «cue» par cœur –, même sous le couvre-visage, on fait les mignons, on dit bonjour, merci, ça-va-oui, à la prochaine, et on tourne les talons. En solo dans notre voiture, à la maison, sous les draps, on s’écroule. Tout le monde mène sa barque en catimini, à l’abri du jugement des autres. Même nos idoles.
Même Serge Thériault. Même Carey Price.
Comment deux hommes – ça pourrait aussi être des femmes – de très grand talent, je parle ici d’un don du ciel exceptionnel pour la comédie ou le hockey, qui connaissent la gloire, les applaudissements, les attentions spéciales, les regards admiratifs, alléluia, en viennent-ils à sombrer lentement, jusqu’à se retirer dans leurs ténèbres, chambre forte contre l’extérieur? L’enfer, c’est les autres, disait Sartre.
Les autres sont sournois parce qu’on ne peut jamais prédire leur réaction devant nos désistements temporaires ou longuets. Pour les célébrités, c’est pire, parce que les autres, c’est pas juste la famille, les autres, c’est le «monde entier». Les aveux sont plus percutants, déchaînent les passions, les coulées d’encre, les «lignes ouvertes», les opinions, les ça-doit-être-parce que…
J’ignore pour quelles raisons Serge Thériault est resté en coulisses pendant six ans dans un logement qui n’a rien du Taj Mahal. On se doute bien qu’un jour le masque a craqué, le cœur a explosé, le grand comique frisé n’est pas parvenu à ramasser les morceaux de lui-même éparpillés sur son plancher flottant. L’amour des autres ne suffit souvent même pas. Leur peine non plus. Voyons voir si le documentaire Dehors Serge dehors de Martin Fournier et Pier-Luc Latulippe fera sortir le grand Serge des coulisses où il se terre, recroquevillé depuis si longtemps.
Quand il se sentira prêt à revenir d’outre-tombe, on se doute bien qu’il sera attendu, à commencer par Anna, son «aidante naturelle», ainsi que leur fille Mélina, et par Robert et Jolande, ses voisins du dessous hyper dévoués, généreux, d’une simplicité émouvante. À sa place, j’aurais quand même un peu peur de sortir, surtout après la diffusion du long métrage qui prendra l’affiche à Montréal, Québec, Sherbrooke et Trois-Rivières, dès le 19 novembre et qui, certes, prouve l’amour du public à son endroit, mais qui ouvre aussi la porte sur son intimité, sur ce mal qui le ronge depuis tant d’années en le gardant reclus, incapable de voir qui que ce soit. Toujours est-il que le film qui met en scène ces quatre êtres dévoués est noble, que le message est franc, on ne peut plus sans fards, cru et déstabilisant aussi quand on réalise l’ampleur de son mal à lui, mais aussi le désespoir de ses proches rongés d’inquiétude, et à quel point la souffrance de l’âme n’épargne personne au passage.
Qui aurait pu penser que notre «môman» nationale vivait dans de telles conditions? Que Carey Price avait des problèmes de consommation? Même certains membres de sa garde rapprochée ne semblaient au courant de rien. Qu’un collègue de travail à qui tout semble réussir prévoyait s’enlever la vie? Que la belle fille tirée à quatre épingles sur les réseaux sociaux – dont plusieurs envient la symétrie du visage ou la finesse de ses traits – ne s’endort jamais sans s’enfiler des verres de rouge et des Ativan?
Dans une étude de 2017 parue dans le Journal of Personality and Social Psychology, les docteurs Sebastian Deri, Shai Davidai et Thomas Gilovich ont démontré à quel point nous avions tendance à être relativement pessimistes en comparant notre vie sociale à celle de nos amis, de membres de notre famille, voire de gens célèbres ou d’inconnus à qui on imagine un bonheur et une vie de rêve. Une erreur de jugement surprenante, que les chercheurs imputent à des raisonnements intellectuels par essence biaisés. Rien n’est jamais aussi merveilleux et étincelant que ce qu’on imagine. Nous ne savons que ce que les autres veulent bien nous révéler et faire sortir des coulisses. Dehors Serge dehors n’est que la pointe de l’iceberg, la démonstration de ce que tellement d’autres vivent, reclus ou au grand jour. L’allée des mirages est infinie.