Agatha Christie et Sinead O’Connor, les artistes meurent parfois un peu
Elle connaissait les poisons. Et le jardinage aussi. Elle aimait les pommes, les maisons, les voyages en train vers des pays lointains et mystérieux. Elle raffolait des chiens et de sa fille unique qu’elle chouchoutait entre deux moments d’exaltation à pianoter sur sa vieille Remington noire. Elle ne partait jamais dans le désert sans son service à thé en porcelaine et se pâmait devant la reine Elizabeth. Elle était amoureuse des hommes. La première fois, elle a failli y laisser sa peau. La seconde, ça a été l’amour pour toujours, avec un monsieur de quatorze ans son cadet. Bien qu’Anglaise, elle adorait Paris, savait même converser en français. Juste pour ça, on l’aime encore plus cette Agatha Christie, née en Angleterre en 1890 et qui deviendra la célébrissime «Reine du crime».
Elle a aussi connu les deux guerres et publié sous son vrai nom à une époque où les femmes devaient se taire, et rien ni personne n’aurait pu l’arrêter. Personne, pas même la bonne société et les mœurs des années qu’elle a traversées. Suffit de voir la très fabuleuse exposition Sur les traces d’Agatha Christie qui lui est consacrée au Musée Pointe-à-Callière, en cette année où elle aurait célébré ses 125 ans, pour constater à quel point cette femme n’avait rien de banal, à commencer par ses livres, bien sûr, qui lui ont valu une renommée internationale et qui sont encore lus 39 ans après son décès.
Après avoir orchestré sa propre disparition (j’y reviendrai plus bas, c’est trop fascinant) en 1926, l’écrivaine a suivi son deuxième mari, un archéologue qui lui donnait accès à ses sites de fouilles où elle se promenait, passionnée, inspirée, impliquée au point d’en énerver certains. Qu’à cela ne tienne, ses détracteurs, qui n’aimaient pas son envergure et son intensité, elle les tuait dans ses romans. Pas question pour elle de cesser d’être entière. Elle se défendrait. Ah! le pouvoir libérateur insoupçonné de l’écriture… Si Pointe-à-Callière ne néglige aucun aspect de sa vie de femme et d’écrivaine à travers son expo, c’est tout un étage que le musée consacre à «l’époque archéologique» de madame, présentant des artéfacts uniques retrouvés entre autres au Moyen-Orient.
Élisabeth Monast Moreau, la très passionnante chargée de projet de l’expo à Pointe-à-Callière qui m’a fait visiter les lieux, me racontait à quel point c’est une chance d’avoir cette expo à Montréal. Tout y est, y compris ses manuscrits, sa machine à écrire, des lettres d’amour, sa voix d’Anglaise un peu haut perchée qu’on peut entendre ici et là.
Les artistes se cachent pour souffrir
Juste avant les reconstitutions des wagons de l’Orient-Express, qui lui a inspiré tellement de romans, à commencer par Le crime de l’Orient-Express, dans un petit coin du musée, il y a cet espace consacré à sa fameuse disparition… Saviez-vous que bien avant Michel Houellebecq, Réjean Ducharme ou Hubert Aquin, elle est elle aussi disparue, créant un immense battage médiatique dans toute l’Angleterre? Suicide? Meurtre? Enlèvement? Coup marketing? Tout le monde y est allé de ses suppositions jusqu’à ce qu’elle soit retrouvée 11 jours plus tard dans un hôtel où elle s’était inscrite au nom de famille de la maîtresse de son premier mari, son bel Archie qui venait de la laisser tomber comme une vieille chaussette. Elle a toujours refusé de revenir sur cet événement, prétextant une «amnésie temporaire» et s’est éloignée des journalistes trop curieux. Mais bien sûr qu’elle est allée pleurer ce désamour en cachette, bien sûr qu’elle ne voulait pas que tout le monde la voie ainsi à une époque où, à défaut de faire l’étalage des émotions des «people» sur Internet, les journalistes voulaient leur part de sensationnalisme. Plus les jours passaient, voyant les efforts déployés pour la retrouver, moins elle avait envie de rentrer au bercail, plus ça devenait indécent. Elle s’est remariée quelques années plus tard avec son bel archéologue et s’est toujours gardé une pudeur face à ce moment «d’égarement».
La pudeur est-elle une affaire de dames anglaises du siècle dernier? Désormais, divorces, mariages, deuils, dépressions, maladies, chirurgies esthétiques, tout ce qui pourrait (ou pas) être du domaine de l’intime est exposé, commenté, analysé, ridiculisé, caricaturé, etc. Je me demande jusqu’à quel point l’exhibition est une affaire d’intérêt public... Visiblement, ça a toujours intéressé les gens, à commencer par moi, qui demeure fascinée par la disparition d’Agatha, petit oiseau blessé au cœur d’un désarroi sentimental. Ça a donné un roman qu’elle a publié sous le pseudonyme de Mary Westmacott : Absent in the Spring (Loin de vous ce printemps).
Le mal de Sinead
En revoyant la photo de son visage ravagé par la peine, prise quand on l’a retrouvé en un morceau, tête penchée, dos courbé, l’air coupable, j’ai pensé à la chanteuse irlandaise Sinead O’Connor, qui partageait récemment une lettre d’adieu sur son compte Facebook, plusieurs semaines après avoir fait l’étalage de ses états d’âme. Prise en charge à l’hôpital, elle prétend retrouver le goût de vivre.
Faut-il être écorché pour créer? On me pose parfois la question. Je pense qu’il faut avoir été secoué par quelques tempêtes, mais qu’au creux d’un mal-être, non, il est difficile, voire impossible de trouver la force d’émerger pour écrire, composer ou peindre. Après, par contre, dans l’accalmie des eaux, les créateurs peuvent retourner dans le souvenir des sensations pour y puiser la matière brute. Souvent, les résultats s’avèrent pas mal du tout. J’ai hâte d’entendre le prochain album de Sinead O’Connor. Tiens, je l’écouterai peut-être en buvant le thé d’Agatha Christie, que je n’ai pas pu m’empêcher d’acheter à la boutique en fin d’expo, espérant peut-être ainsi m’infuser un peu de génie.
Je craque pour…
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