La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Cosette au Salon du livre de Montréal

Olivier n’a jamais rien voulu savoir de sortir de sa France natale. Olivier est casanier. Un vrai de vrai. Or, quand Ilvia, sa femme adorée, est passée près des balles des terroristes du Bataclan en sortant de son travail, le 13 novembre 2015, il a changé d’idée.



Comme ça faisait des années que sa douce lui parlait de son envie obsédante d’aller vivre au Canada, dont elle avait découvert le territoire dans les livres de sa belle-mère en Italie, que sa meilleure amie d’enfance s’y était installée, qu’elle rêvait au Québec presque toutes les nuits en s’endormant après sa besogne, Olivier n’a fait ni une ni deux, ils ont fait des plans pour venir s’installer dans la Belle Province.

En 2017, le couple de trentenaires qui s’était rencontré dans la Normandie de leur jeunesse mettait donc le cap sur Montréal. Ilvia était aux anges. Du boulot les attendait ici, leurs deux petits rêvaient déjà de voir l’hiver chez nous et à cette douceur de vivre qui changerait d’une certaine tension parisienne.

Il faut dire qu’Ilvia n’avait rien à perdre en laissant tout derrière elle, surtout pas les souvenirs d’une jeunesse marquée par une succession de malheurs dignes des récits d’Élisa T., parus chez nous dans les années 1980. Née à Rome en 1984, Ilvia était en vacances du côté de sa famille française en Normandie quand elle a appris que ses parents venaient de mourir dans de tragiques circonstances. Elle avait 10 ans. C’est là que, recueillie et adoptée par cette famille française, son calvaire a commencé. À l’école, les copains la surnommaient Cosette, c’est tout dire… Ici, ça aurait été Aurore, à chacun ses références.

Or, il y avait les livres.

Vous me voyez venir, hein? Pour vrai, la mère du papa adoptif, seule dame gentille à tourner autour d’elle, lui a offert des livres de la fameuse collection de la Bibliothèque rose, qui datait déjà. Bingo. Entre les railleries, les coups, les manipulations perverses et autres cruautés, il y avait ces histoires pour s’y réfugier.

Atteinte du lupus, un trouble inflammatoire chronique qui l’a souvent obligée à faire des séjours à l’hôpital, où on la gardait parfois plus longtemps en voyant les ecchymoses louches sur son corps, toujours, il y avait les livres. Encore les livres. C’est déjà ça, chante Alain Souchon.

À 18 ans, c’est d’ailleurs à peu près tout ce que contenait sa petite valise quand elle a foutu le camp de cette famille pour s’installer dans un appartement miteux. L’année d’après, elle débarquait sans prévenir personne dans ses terres natales en Italie pour se recueillir sur la pierre tombale de ses parents qu’elle n’avait même pas pu voir à leurs funérailles neuf ans plus tôt. Puis, Olivier est réapparu dans sa vie, rare figure rassurante du passé. On connaît la suite, il a marié sa Cosette, les bébés sont arrivés, élevés dans un souci de paix et d’amour, doux pied de nez à tout le reste. Puis, le Québec rédempteur. Alléluia.

Cette édition 2020 du Salon du livre de Montréal sera bien spéciale. Mais ce sera grâce à toi, Ilvia.

C’est cette Ilvia, nouvellement Montréalaise de l’est de la ville, en apesanteur sur son nuage d’allégresse, qui est apparue un jour à mon stand des éditions de La Bagnole à l’édition 2017 ou 2018 du Salon du livre de Montréal. Bref, c’était avant la fin du monde… Elle tenait par la main sa petite fille fébrile qui venait de découvrir La doudou qui ne sentait pas bon, dont les illustrations poétiques et inventives de Maira Chiodi font un sacré effet sur les jeunes…

À cette époque, je dormais peu la nuit, mon petit dernier ne faisait pas ses nuits. Le souvenir de cet instant demeure donc flou, à mon grand regret. Il y a de ces moments quand on y repense… J’espère avoir été hyper pimpante, j’espère que je n’étais pas en train de texter India Desjardins à trois stands plus loin pour potiner. (Je blague, India Desjardins n’a pas le temps de texter dans les salons du livre, ses files d’attente se rendent habituellement jusqu’à Amqui en Gaspésie… les petites filles s’évanouissent d’excitation devant elle. Même pas une farce, ça.) J’espère avoir été à la hauteur de ce que doit être une écrivaine privilégiée d’avoir plein de petits lecteurs autour d’elle au plus gros salon du livre de la province, d’avoir devant elle une nouvelle Québécoise, une survivante, de surcroît.

Je l’espère encore, après avoir revu Ilvia, il y a quelques jours, au Palais des congrès, alors que se déroulaient des pré-enregistrements d’entrevues avec des auteurs en prévision de la tenue, en majeure partie sur le web, de cette édition 2020 du Salon du livre de Montréal, du 12 au 15 novembre. Ilvia, elle, se souvenait de moi, de mes livres, de ma dédicace à sa fille. Ilvia est trop gentille pour m’en vouloir de m’être rappelée «vaguement» notre rencontre. J’ai même trouvé le moyen de déformer son si joli prénom italien. Honte à moi.

Si vous la croisez un jour au Salon du livre de Montréal, c’est ILVIA son prénom. Elle est désormais bénévole au Salon du livre de Montréal. Elle capote. Il y a les livres, partout, et les auteurs dont il faut s’occuper un peu, s’assurer qu’ils ont tout ce dont ils ont besoin. Ils sont tous très gentils, qu’elle m’assure. Elle aime tellement le Salon du livre de Montréal qu’elle prend désormais ses congés du boulot à l’automne pour être certaine d’y amener ses enfants. Toute l’année, elle économise en prévision de ça, pour qu’ils rencontrent leurs auteurs préférés, fassent signer leurs exemplaires... Surtout, surtout, pour qu’ils aient une enfance différente de la sienne, une enfance littéraire, empreinte de rencontres stimulantes, de sorties avec une maman aimante et rieuse dont ils peuvent être fiers.

Ilvia la bénévole ne se raconte pas comme ça à tout le monde. Il faut aller gratter un peu, être curieux. C’est le cas pour tellement d’inconnus qu’on croise, dont on se fait des idées préconçues, ou rien du tout, qu’on voit sans les voir. Certes, si au Salon il y a les auteurs, les vedettes, des gens «importants» qui retiennent toute l’attention – c’est normal –, en coulisses, il y a les précieux bénévoles comme Ilvia qui, ma foi, sont souvent pas mal plus passionnants que ceux qui ont leur visage de gagnant sur les affiches géantes en haut des stands… Suffit de les écouter, de s’y intéresser pour vrai. Oui, cette édition 2020 du Salon du livre de Montréal sera bien spéciale. Mais ce sera grâce à toi, Ilvia. Merci d’adoucir ma pandémie.