Annie Colère. L’avortement pour toujours
«Le temps n’est plus au secret», titrait en une Libération, le 5 mars 1974, reprenant les paroles d’un député de la majorité à l’Assemblée nationale concernant le recours à l’avortement en France dont sa possible légalisation était d’actualité. C’était aussi le souhait le plus cher des militantes du MLAC, ou Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception, qui a pratiqué des IVG, ou interruptions volontaires de grossesses, illégales et «aux yeux de tous», dans une bienveillance hors du commun. J’ignorais presque tout de ce mouvement avant le visionnement formateur du film Annie Colère de la réalisatrice Blandine Lenoir, qui a incontestablement fait œuvre utile en le tournant.
Je lui souhaite la plus longue vie qui soit ainsi qu’une présence dans les établissements d’enseignement. Je le rentrerais de force s’il le fallait dans les cinémas de certains États américains sous l’influence de la décision de la Cour suprême des États-Unis de criminaliser l’avortement en invalidant l’arrêt Roe c. Wade en juin 2022.
Elle tombe donc à point cette histoire racontée sobrement avec sensibilité par Lenoir et sa co-scénariste Axelle Ropert, qui ont épluché Le spéculum, la canule et le miroir de Lucile Ruault, une thèse imposante de 800 pages sur le MLAC, entre autres, rendu quasi invisible depuis sa dissolution après le vote de la loi Veil en février 1975 autorisant l’IVG. Si le combat héroïque de la grande Simone Veil est passé à l’Histoire avec raison, celui des militantes du MLAC, lui, est resté dans l’ombre. À tort.
Comble de la joie: ce film met en vedette la formidable Laure Calamy, que j’avais comme plusieurs de ses désormais fans découverte dans la série Dix pour cent. Dans un jeu parfait, nuancé, sobre et renversant à la fois qui lui vaudrait assurément un César d’interprétation, elle incarne Annie, mère, épouse, travailleuse d’usine de matelas sans instruction et sans histoire qui devient en 1974 militante du MLAC après avoir vécu un événement intime. Au sein de ce groupe, c’est plus qu’un soutien qu’elle trouvera, c’est une réelle sororité, une vague d’amour et une possibilité de partage et de reprise des rênes de sa propre existence. J’entends par là que la confiance en elle gagnée au MLAC la changera à tout jamais, ainsi que ses proches: un mari apprendra à préparer des repas et à s’occuper des enfants, un petit garçon apprendra l’indépendance, une adolescente apprendra la dignité, à suivre les traces de sa mère, à en être fière.
Bien qu’on ne passe pas sous silence la manière dont plusieurs hommes méprisaient le combat de ces militantes, le jugeaient, le décriaient tout en s’y opposant odieusement de mille et une façons, témoignant ainsi du machisme d’une époque que je n’ai, grand bien m’en fasse, pas connue (mais dont nous sommes les héritières, ne jamais l’oublier), on n’enfonce jamais le clou de leur stupidité crasse, préférant mettre en lumière la manière dont les femmes se sont surpassées, parfois avec l’aide d’hommes, comme des médecins qui les appuyaient, certains allant jusqu’à réaliser les avortements.
Vu la rapide affluence des femmes désireuses d’avorter – on en vint rapidement à manquer de personnel médical prêt à se commettre dans l’illégalité –, des femmes non-médecins comme Annie ont dû apprendre «sur le tas» à poser les actes médicaux avec savoir-faire. D’anciennes militantes du MLAC ont d’ailleurs enseigné à Blandine Lenoir très précisément tous les gestes de la méthode d’IVG Karman, mise en lumière dans le film et répétée consciencieusement pendant les scènes d’avortement auxquelles on assiste avec un réalisme déconcertant, mais ô combien précieux. Plusieurs diront qu’elles auraient aimé voir ce film avant d’être avortées…
Ne perdons pas de vue que le tabou de l’avortement perdure. On le perçoit avec ce grand film qui ne donne pas dans les tambours et trompettes, mais qui témoigne du chemin parcouru, des avancées sociales, tout en mettant en relief leur fragilité aussi, alors que 50 ans plus tard, la menace d’une reprise du droit plane toujours, prouvant que rien n’est jamais acquis, qu’il ne faut jamais se départir de ses munitions. Ce film résolument politique qui redonne du pouvoir à nos vécus pour mieux transformer l’avenir en est une.