La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Raoul Barré, un créateur pas barré!

Je suis toujours surpris de tout ce que j’ignore. Quand je découvre quelque chose ou quelqu’un, j’ai une envie irrépressible de partager cette nouvelle connaissance. Comme le nom de Raoul Barré (1874-1932) est dans l’air ce mois-ci, permettez-moi de vous entretenir de ce Montréalais que j’ai découvert grâce à son petit-fils Gaspard Fauteux, un octogénaire qui fait tout pour garder vivante la mémoire de ce grand-père qu’il n’a pas connu de son vivant. Et croyez-moi, il a bien raison, parce que, ce Raoul, il n’était pas barré...



Si vous avez un certain âge, le duo Mutt et Jeff et l’équivalent félin de Charlot, Félix le chat, vous rappellent certainement des souvenirs. Ces fameux cartoons qu’on aimait suivre dans le journal, eh bien, Raoul Barré a contribué à les amener au cinéma au début des années 1900 grâce à une technique d’animation de son invention.

Installé à New York pendant 25 ans, Raoul Barré touchera à toutes sortes de facettes de la création visuelle. Il sera dessinateur commercial et de bandes dessinées, caricaturiste, scénariste, inventeur de techniques d’animation (le slash system et la table à rivets). En 1913, il fonde le premier studio au monde consacré à l’animation. Certains de ses employés feront carrière chez Walt Disney. La concurrence étant forte (le magnat William Randolph Hearst lui fait des misères), il sera obligé de s’associer à d’autres créateurs de sa trempe, comme Pat Sullivan, Charles Bowers et Alfred Thurber, pour faire notamment ses films avec le personnage de Félix le chat aujourd’hui passés à l’histoire.

Si vous avez un certain âge, le duo Mutt et Jeff et l’équivalent félin de Charlot, Félix le chat, vous rappellent certainement des souvenirs.

En même temps qu’il alimente les journaux et les écrans à New York avec son travail, Barré garde un lien avec Montréal et le Québec. Le journal La Patrie publie, sous le titre À l’hôtel du père Noé, une version française de sa série animalière Noahzark Hotel distribuée partout aux États-Unis. Barré est déjà connu des Québécois qui ont suivi, dans La Presse, au début du siècle, les péripéties de Fanfanet P’tit Pit dans la série Les contes du père Rhault.

Extrait de la série animalière Noahzark Hotel distribuée partout aux États-Unis.

Raoul Barré a quelque chose du visionnaire. En 1914, devant tous les cinéastes d’animation réunis à New York, il prédit que le cinéma sera bientôt parlant et en couleur.

On parle beaucoup aujourd’hui des maladies mentales, elles sévissaient aussi dans le temps de Raoul Barré et il en sera affligé. L’homme, créatif et volontaire, travaille beaucoup. Ses associés n’ont pas la même éthique que lui, ils lui font ombrage et abusent de son talent. On raconte qu’à la fin des années 1910, tout va mal pour Barré: sa femme veut le divorce, son associé mène l’entreprise à la faillite. Barré disjoncte et fait des menaces de mort. Cette dérape le mène à l’internement, dont il ressortira pour se consacrer à la peinture pendant un temps. Il reviendra au dessin animé en 1926 pour s’occuper, à titre d’animateur invité, de cette première production animée de la série Félix le chat.

Raoul Barré s'est occupé, à titre d’animateur invité, de la première production animée de la série Félix le chat.

L’expérience new-yorkaise se termine l’année du krach boursier en 1929. Raoul Barré revient à Montréal, où il habitera jusqu’à son décès, en 1932. Une nièce, Marie-Paule Barré, veille sur lui. Mais attention, durant ces années-là, l’homme demeure très actif.

Il s’implique notamment dans la campagne électorale de Gaspard Fauteux, le mari de sa fille Marguerite, qui se présente contre Camillien Houde dans la circonscription provinciale de Saint-Jacques. Utilisant ses talents de dessinateur habile à mettre en scène les travers de la société, Raoul Barré crée le journal satirique Le Taureau. Ses cartoons rivalisent en humour dévastateur avec ceux du journal Le Goglu, à la solde de l’ancien maire de Montréal. Le gendre ressort vainqueur de cette joute électorale. Plus tard, en 1950, Gaspard Fauteux deviendra le 19e lieutenant-gouverneur du Québec, poste qu’il occupera jusqu’en 1958.

Utilisant ses talents de dessinateur habile à mettre en scène les travers de la société, Raoul Barré crée le journal satirique Le Taureau.

Raoul Barré ne s’occupe pas que de politique lors de son retour au Québec. Il retrouve ses amis artistes, dont Ozias Leduc, et reprend lui-même le pinceau. C’est qu’avant de faire carrière dans le dessin commercial, la caricature, le cartoon et le dessin animé, notre homme a été peintre. À la fin du 19e siècle, à l’instar de Clarence Gagnon et Suzor-Côté, il passe le début de sa vingtaine à Paris à suivre des cours et à s’initier à la peinture avec les impressionnistes comme modèles.

Raoul Barré passe le début de sa vingtaine à Paris à suivre des cours et à s’initier à la peinture avec les impressionnistes comme modèles.

Dans cette ville en pleine effervescence politique, c’est son talent de caricaturiste qui prendra le dessus. Ses dessins sur l’affaire Dreyfus publiés dans Le Sifflet le font remarquer, entre autres par Georges Clemenceau, le futur président de la France.

Les dessins de Raoul Barré sur l’affaire Dreyfus publiés dans Le Sifflet le font remarquer, entre autres par Georges Clemenceau, le futur président de la France.

Cela mérite d’être mentionné, à son retour à Montréal, en 1900, c’est avec Honoré Beaugrand qu’il fera équipe. Il illustre son célèbre conte La chasse-galerie. L’année d’ensuite, Barré publie En roulant ma boule, un recueil d’illustrations qui se moquent de la procession de la Saint-Jean-Baptiste.

On appellerait ça aujourd’hui un électron libre. D’ailleurs, il a terminé sa vie en lançant différentes idées très en avant de leur temps, comme un projet de film d’animation faisant la promotion du tourisme au Québec (le concept du tourisme n’existe pas encore à cette époque) ou une série animée pour illustrer les théories scientifiques du frère Marie-Victorin.

Avouons-le, un esprit libre et créatif comme Raoul Barré peut encore être inspirant aujourd’hui. C’est pourquoi son petit-fils est si soucieux de garder vivant le souvenir de son grand-père.

Gaspard Fauteux rêve de réhabiliter la mémoire de son grand-père depuis longtemps. Après quelques rendez-vous manqués, Gaspard Jr. a profité du temps que la pandémie lui offrait pour créer un site internet au nom de son aïeul. Le site raoulbarre.ca est en ligne depuis novembre 2021. Il permet de découvrir les différentes étapes de la vie de cet artiste marquant dans l’histoire du Québec et du cinéma.

En septembre dernier, Gaspard Fauteux a mis en place la deuxième phase de son plan en créant la Fondation Raoul-Barré. En plus de faire la promotion de l’œuvre de l’artiste, cet organisme à but non lucratif a pour mission d’encourager la recherche et la création dans le domaine de l’animation. Son premier geste est d’investir 20 000$ sur cinq ans dans la tenue des Sommets du cinéma d’animation, événement organisé par la Cinémathèque québécoise.

La 21e édition aura lieu du 9 au 14 mai. Le prix du meilleur film étudiant canadien remis à cette occasion s’appellera désormais le prix Raoul-Barré et sera doté d’une bourse de 2 000$.

Voilà une association naturelle, car depuis 1997, une des salles d’exposition de la Cinémathèque québécoise porte le nom de ce pionnier du 7e art. L’institution possède beaucoup de ses archives dans ses collections à la suite d’un don de Marie-Paule Barré, qui a hérité d’illustrations, de photos, de croquis, de tableaux et d’objets significatifs à la mort de son oncle.

D’ailleurs, c’est à la Cinémathèque que la Fondation tiendra son premier événement-bénéfice, le mercredi 3 mai. La soirée consistera en la projection de films d’animation auxquels Raoul Barré a contribué. Les films seront présentés avec un accompagnement au piano, comme à l’époque. Les profits de la soirée contribueront à assurer la pérennité de la mission de la Fondation Raoul-Barré.