Mosaika: deux femmes en céramique
Je ne suis jamais au bout de mes surprises à Montréal. Trente-cinq ans après mon arrivée, je fais encore des découvertes. Ma plus récente est un atelier qui offre la possibilité aux artistes de transposer leurs créations en mosaïques, un art décoratif qui remonte à l’Antiquité. Mosaika, qui a pignon sur la rue Saint-Urbain et sur le boulevard Saint-Laurent, est un secret extrêmement bien gardé. J’ai découvert son existence par hasard au gré d’une promenade dans le Vieux-Montréal.
C’était en décembre dernier. Je me baladais dans le Quartier international lorsque j’aperçois dans le hall du nouveau siège social de la Banque Nationale (700, rue Saint-Jacques) une magnifique sculpture en cours d’installation.
Ferruccio Ferro, qui met la touche finale à la sculpture, m’informe qu’il n’en est pas l’auteur, qu’il s’agit plutôt du travail de Shary Boyle. Lui, il travaille pour Mosaika, l’entreprise qui a fabriqué l’œuvre selon les spécifications de l’artiste. La pièce, qui évoque les flacons de parfum miniatures en vogue en France à une certaine époque, est impressionnante. Elle est recouverte de céramique et de mosaïques de verre sur une hauteur de 26 pieds. On y a reproduit, dans un détail méticuleux, des plantes et des espèces en voie de disparition.
Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité. Je ne connais rien à la mosaïque, mais je soupçonne que faire une œuvre aussi gigantesque, qui plus est en 3D, demande beaucoup de doigté. Je suis donc allé cogner à la porte de Mosaika pour en savoir plus sur l’atelier à l’origine de cette splendeur.
Deux femmes m’ont accueilli dans leur caverne d’Ali Baba. Pas deux femmes en or, deux femmes... en céramique. Depuis 1998!
Saskia Siebrand et Kori Smyth sont les fondatrices de cet atelier. Pour l’anecdote, mentionnons qu’elles se connaissent depuis leur deuxième année, alors qu’elles habitaient dans le quartier Manor Park à Ottawa. Elles se sont perdues de vue pendant quelques années, mais Montréal a été le lieu de leurs retrouvailles, l’endroit où mettre en commun les spécialités de chacune. L’administration pour l’une, les arts visuels pour l’autre.
C’est en voulant intégrer la céramique dans sa pratique que Saskia a réalisé qu’il n’y avait guère d’endroits où il était possible de réaliser des mosaïques un tant soit peu sophistiquées. À vrai dire, on a trop d’une main pour compter le nombre d’ateliers de ce genre dans le monde à part Montréal. Il y en a en Italie (Spilimbergo), en Allemagne (Munich), au Mexique (Perdomo), aux États-Unis (Carmel-NY), mais pas au Canada anglais.
Kori Smyth a donc vu une occasion d’affaires: «Nous serons le Cirque du Soleil de la céramique!» disait-elle à qui voulait l’entendre.
Vingt-cinq ans plus tard, l’entreprise compte deux adresses (une pour la céramique, une autre pour le verre), où travaille une quarantaine d’employés affectés aux différentes étapes de la création d’une mosaïque. De la conception (à partir des spécifications des artistes), à la pose de carreaux, en passant par la glaçure céramique ou le travail du verre.
Les clients-artistes viennent du Québec, du Canada et beaucoup des États-Unis. Le portefolio de Mosaika est impressionnant. Des œuvres faites sur la rue Saint-Urbain, on en trouve entre autres dans le métro de New York (un projet de Chuck Close pour la Metropolitan Transportation Authority [MTA] dans la station 86th Street et 2nd Avenue), au rez-de-chaussée de l’immeuble à condos Pacific à Vancouver (pour l’artiste Liz Lemieux), au Love Park de Toronto, de feu l’architecte paysager Claude Cormier.
Au sujet de cette dernière collaboration, le mandat était de faire le pourtour du bassin (en forme de cœur, avec une céramique rouge), sur lequel les passants seraient invités à s’asseoir. Le prototype du banc se trouve toujours dans l’atelier de la rue Saint-Urbain, trop lourd à déménager.
Il faut comprendre que tout est fait à Montréal. L’atelier dispose de son propre sélecteur de couleurs: 50 nuances de gris, de bleu, de vert, etc.
À partir de ces pigments, on fait les mélanges de couleurs, les glaçures des carreaux, et on passe le tout à la cuisson.
L’étape suivante consiste à agencer les morceaux sur une pellicule collante permettant de maintenir ensemble les différentes pièces de céramique et d’obtenir le dessin de l’artiste en mosaïque.
Comme les commandes sont majoritairement pour des œuvres de très grandes dimensions, la mosaïque est élaborée sur des panneaux généralement de la taille d’une table de travail. Ensuite, on rassemble tous les panneaux sur le plancher de l’atelier pour permettre à l’artiste de voir le concept qu’il a imaginé dans son ensemble.
Après les ajustements, les différents panneaux sont transportés à leur destination finale, installés, et recouverts d’un coulis qui relie les milliers de pièces du casse-tête pour toujours.
On dit que l’œuvre Personnages de Liz Lemieux, à Vancouver, a nécessité plus de 9 000 heures de travail, soit plus d’une année pour compléter le projet.
Pour Saskia Siebrand, l’investissement vaut la peine: «Il n’y a rien de plus durable et résistant qu’une céramique bien posée. C’est à l’épreuve de l’eau et les couleurs sont inaltérables.»
On comprend donc que cet art décoratif soit redevenu très populaire. Forte de ses 25 années d’expérience, la firme Mosaika croule maintenant sous la demande d’artistes qui veulent travailler avec eux.
«Nous avons atteint une telle notoriété aujourd’hui, que nous pouvons nous permettre de choisir», avance Kori Smyth, dont le bureau est jonché de liasses de factures du quincaillier Rona.
«Plusieurs de nos projets sont avec des artistes américains, souvent des œuvres commissionnées à l’issue de concours publics. Même le Buy America Act peut difficilement nous empêcher de travailler aux États-Unis, car il n’y a pas vraiment d’équivalent de ce que nous faisons là-bas. Nous, ça nous permet de faire travailler nos employés, qui sont souvent des artistes d’ailleurs, et de faire rayonner le nom de Montréal, déjà reconnue comme une ville artistique vibrante partout où on va!»
Lors de ma visite, des employés travaillaient sur une immense murale en céramique pour le très achalandé aéroport international Charlotte Douglas en Caroline du Nord (plus de 48 millions de passagers y ont transité en 2022).
Même s’il règne un calme monastique dans l’atelier, Mosaika bourdonne d’une activité très concentrée, de 9 à 5, du lundi au vendredi, 52 semaines par année. Si bien que Saskia Siebrand, dont une des œuvres décore les murs de l’atelier, n’a plus autant de temps à consacrer à son propre travail d’artiste.
À en juger par son sourire, on comprend que sa tâche de directrice technique et créatif la comble. Présentement, elle travaille sur un projet qui l’emballe avec Manuel Mathieu, artiste haïtien vivant à Montréal. Ce dernier explore l’art de la mosaïque pour la première fois. Sensation de l’heure en arts visuels, Manuel Mathieu a été retenu pour faire cinq immenses murales en céramique dans la station Édouard-Montpetit du Réseau express métropolitain (REM). On devrait les découvrir au début de l’année 2025.
En attendant, si vous passez dans le Vieux-Montréal, ne manquez pas de faire un détour par la Banque Nationale. Scentime de Shary Boyle mérite vraiment le détour. Pour une fois qu’il y a une œuvre faite par Mosaika bien visible à Montréal!