La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Le film Une femme, ma mère: sur les traces de la femme qui fuit

On estime que du début du XXe siècle au commencement des années 1970, le Québec a enregistré 250 000 naissances illégitimes. Ces enfants ont transité par une quinzaine de crèches et une cinquantaine d’orphelinats. Le réalisateur Claude Demers a connu ce destin. Dans son plus récent documentaire, qui prend l’affiche cette semaine à Montréal et Québec, il raconte d’une manière impressionniste l’histoire d’une femme, sa mère, qui a tout fait pour n’être jamais retrouvée par l’être qu’elle a abandonné.



Claude Demers, qui nous a donné en 2009 le film Les dames en bleu, magnifique documentaire qui s’intéressait aux fans de Michel Louvain, a décidé cette fois de mettre tout son talent de réalisateur à reconstruire au cinéma l’histoire d’une belle inconnue, la dame en fuite que fut sa mère.

Claude Demers met son talent de réalisateur à reconstruire l’histoire d’une belle inconnue, la dame en fuite que fut sa mère.

Il n’y a ni ressentiment ni colère dans la quête de Claude Demers, mais beaucoup de questions auxquelles le réalisateur a cherché des réponses durant toute sa vie, la première étant de savoir qui était cette femme qui l’a mis au monde le 10 mars 1962 à l’hôpital de la Miséricorde, angle Dorchester et Saint-Hubert.

Les réponses ne sont pas simples à obtenir. Les autorités qui ont eu à gérer cette vague d’adoption, calamité de la Grande Noirceur, ont brouillé les pistes. Un exemple: quand Claude Demers consulte le registre des naissances de la Miséricorde, son nom n’apparaît nulle part. Il réalise que les enfants nés la même semaine que lui portent le même nom de naissance. On les a appelés les Lachance. La semaine d’après ils seront des Lalonde, et celle d’après, des Lamoureux. «De faux noms, conclut-il, pour confiner ces enfants devenus adultes dans l’ignorance la plus absolue de leur propre histoire.»

Il n’y a ni ressentiment ni colère dans la quête de Claude Demers, mais beaucoup de questions auxquelles le réalisateur a cherché des réponses durant toute sa vie.

Pour retracer sa mère, il écumera les notices nécrologiques à la recherche du moindre indice, un nom, une ressemblance qui pourrait servir de filon. Il ira jusqu’à embaucher un détective privé, lequel abandonnera l’enquête, trop bouleversé par la tâche à accomplir, étant lui-même un enfant adopté.

Il y a une forme de suspense dans le récit que Claude Demers nous fait de sa quête pour retrouver sa mère. Je ne divulgâche rien en vous disant qu’il la retrouve un jour. Après 16 ans de recherches, il ne peut pas pour autant crier victoire, car la femme qui lui a donné naissance refuse de le voir. Elle lui écrit: «Je ne me souviens de rien. Accepte ceci comme la vérité.»

Pour illustrer le parcours de sa mère manquante, le réalisateur est allé puiser dans les archives de l’Office national du film.

Opiniâtre, et si près du but, l’orphelin ne lâche pas prise. La mère biologique de Claude Demers consentira finalement à le rencontrer à la condition qu’il ne l’appelle jamais maman. À l’évidence, les démarches de retrouvailles comportent leur lot de blessures.

Dans le film qui nous occupe, je le répète, le narrateur démêle l’écheveau de sa vie sans exprimer de ressentiment ni de jugement. C’est plutôt une forme de poésie qui l’emporte, et cela grâce au choix de faire d’Une femme, ma mère, une œuvre plus cinématographique que militante.

Pour illustrer le parcours de sa mère manquante, le réalisateur est allé puiser dans les archives de l’Office national du film. Il retisse le fil de sa vie à partir d’images somptueuses tournées en noir et blanc par les plus grands directeurs photos que l’ONF a comptés, les Jean-Claude Labrecque, Michel Brault, Pierre Mignot, Georges Dufaux, Guy Borremans. Oh, la bonne idée!

Cette femme anonyme que l’on cherche avec notre narrateur prend différents visages.

Le procédé est prodigieux, car cette femme anonyme que l’on cherche avec notre narrateur prend différents visages. Si vous avez l’œil, vous reconnaîtrez peut-être Andrée Lachapelle ou Geneviève Bujold, mais ce n’est pas le but. C’est plus une époque et une fantasmagorie que le réalisateur veut faire ressurgir dans son collage. Cette approche, très réussie, confère un caractère universel à l’histoire très personnelle du réalisateur.

Pour ce qui est des images plus récentes, celles des années où Demers et sa mère se retrouvent, elles sont tournées dans ce même noir et blanc mystérieux et intemporel par deux directeurs photo dans la quarantaine, Stéphanie Weber Biron et Olivier Tétreault, aussi inspirés que leurs ancêtres de l’ONF. On sent d’ailleurs que toute l’équipe de production a été portée par l’histoire de Claude Demers. Que ce soit le montage de Natalie Lamoureux, la conception sonore de Patrice Leblanc, la création visuelle et des costumes de Charlie Beaudoin ou la musique originale de Serge Nakauchi Pelletier, tous les départements ont donné le meilleur d’eux-mêmes à ce projet sensible et original.

Pas étonnant qu’Une femme, ma mère ait remporté le Grand Prix de la compétition nationale Longs métrages aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) en novembre dernier. Le film faisait ses débuts sur la scène internationale cette semaine. Il était présenté en première Européenne au Festival international du film de Rotterdam aux Pays-Bas. Ce bijou promis à une belle carrière est assurément un film à ne pas manquer.