La bataille de Saint-Léonard: un documentaire essentiel
Le documentaire est un outil puissant pour comprendre des réalités qui souvent nous dépassent. C’est le cas de La bataille de Saint-Léonard de Félix Rose, présentement à l’affiche au cinéma un peu partout au Québec.
Pour éclairer le dilemme qu’on vit présentement entre la menace de la survie de la langue française versus le bras de fer Québec-Ottawa au sujet de l’immigration, il est crucial de voir ce film qui nous raconte d’où nous sommes sortis il n’y a pas si longtemps. Et je vous promets qu’il n’y a rien de rébarbatif ni de bêtement militant dans ce film… essentiel.
Comme il l’avait fait dans Les Rose, un documentaire sur son père, le felquiste Paul Rose, Félix Rose raconte, avec la même précision chirurgicale, la bataille de Saint-Léonard, un chapitre déterminant et mal connu de notre histoire linguistique. Il le fait avec une approche historique et sociologique, mais aussi extrêmement humaine, et j’ajouterais, objective, un qualificatif si rare aujourd’hui. Rarement voit-on de nos jours deux points de vue opposés aussi équitablement exposés.
Avant d’aller plus loin, rappelons ce qu’a été cette bataille de Saint-Léonard (ville du nord-est de Montréal), que certains ont identifiée dans le temps comme la deuxième bataille perdue après celle des Plaines d’Abraham.
Entre le début des années 1950 et le milieu des années 1960, de 20 000 à 30 000 immigrants italiens arrivent au Canada chaque année. La «migration en chaîne» des familles italiennes devient si importante qu’en 1958, l’Italie dépasse la Grande-Bretagne en tant que source d’immigrants. À Montréal, Saint-Léonard devient le foyer de la communauté italienne au Québec.
À l’époque, les autorités ecclésiastiques canadiennes-françaises sont réputées pour ne pas vouloir de ces immigrants dans leurs pattes, même s’ils sont catholiques. On les jette dans les bras des institutions scolaires anglophones, ce que les Italiens acceptent d’emblée. Pour ces nouveaux arrivants, la langue du pouvoir, de l’argent et de l’ascension sociale est l’anglais. Ils l’ont bien compris dès leur descente du bateau au Quai 21, à Halifax, et même dans le train qui les amène dans la métropole de leur pays d’adoption où l’affichage est majoritairement en anglais. Au travail, la langue sera aussi celle des patrons anglo-saxons.
Vers la fin des années 1960, dans un Québec peu enclin à légiférer sur la langue d’enseignement, les Italiens de Saint-Léonard refusent de se plier à la volonté de la commission scolaire locale de mettre fin à l’éducation bilingue de leurs enfants. Depuis leur installation dans ce nouveau quartier, les enfants vont dans les écoles bilingues (dans les faits, l’enseignement est à 70% en anglais et le reste en français, ce qui leur donne une langue parlée à trois vitesses: anglais-français-italien).
Pour bien nous faire comprendre la situation, Félix Rose utilise le même procédé dramatique que Shakespeare dans Roméo et Juliette. Il braque ses projecteurs sur deux familles qui défendent, via les pères, deux points de vue opposés.
Il y a la famille de Raymond Lemieux, architecte né d’un couple mixte anglais-français, qui défend avec l’énergie d’un visionnaire l’avenir de la langue française de son père, et celle de Mario Barone, un immigrant arrivé d’Italie sans le sou, devenu un riche développeur immobilier voulant que les siens profitent de ce qu’il perçoit comme un avantage: le libre choix. Il sera conforté dans sa croisade par le premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, qui y voit même un droit constitutionnel.
La beauté du film, c’est qu’il permet de comprendre, à travers les entrevues d’archives et les témoignages éloquents des enfants de Raymond et de Mario, livrés avec émotion malgré 50 ans de recul, les points de vue, défendables, de chacun.
Par son film, Rose nous fait découvrir ces deux personnages importants, mais méconnus, de notre histoire. En effet, les noms de l’un et de l’autre ne font pas tant partie des manuels d’histoire du Québec. Et pourtant!
Les archives, dénichées au plus profond des voûtes de nos grandes institutions et dans les archives familiales de nos deux sujets, révèlent des combattants utilisant des voies pacifiques pour faire triompher leurs idées. Cela n’empêchera pas les dérapages et une violence qui viendra de tous les côtés, comme en témoignent les images saisissantes de manifestations réprimées par les forces de l’ordre.
Dans cette histoire, Lemieux sera injustement condamné pour sédition. Barone devra pour sa part composer avec une bombe artisanale qui endommagera son domicile. Sans compter tous les dommages collatéraux que leur implication aura sur leur vie familiale respective.
Le documentaire prend d’ailleurs le temps de s’arrêter sur ce que les enfants de ces hommes ont à dire à propos de l’engagement de leur père. Il s’intéresse aussi au sort des épouses qui, parallèlement à l’activisme de leurs maris, ont été bien seules pour élever leurs marmailles.
Le récit de Félix Rose est limpide et implacable. Le réalisateur ne se laisse pas distraire de l’essentiel de son propos, tout en nous sortant des habituelles ornières de l’histoire avec des archives souvent inédites, toujours parlantes, quand elles ne sont pas carrément spectaculaires.
Il y a notamment des images rarement vues de Daniel Johnson et Jean-Jacques Bertrand, deux anciens premiers ministres québécois, morts dans la cinquantaine, qui ont pourtant été des acteurs de premier plan dans cette saga historique. Alors que Jean-Jacques Bertrand est aux commandes, la bataille de Saint-Léonard crée un monstre législatif, le Bill 85, qui engendre McGill Français, auquel le gouvernement unioniste répond ensuite par le très conspué Bill 63, une loi qui confirmait officiellement le libre choix des parents pour la langue d’enseignement de leurs enfants.
Il aura fallu attendre 1977 pour que la loi 101 fasse du français la langue officielle du Québec. Un gain historique que même Camille Laurin, père de la Charte de la langue française, a un jour attribué à la détermination de Raymond Lemieux.
Alors en quoi ce film est-il pédagogique aujourd’hui?
Il nous fait d’abord comprendre que les immigrants qui débarquent ici veulent toujours le meilleur pour leurs enfants. À partir du moment où nous ne sommes plus assez nombreux pour nous reproduire, il faut compter sur eux pour perpétuer notre langue en les accueillant généreusement et en leur communiquant le meilleur de notre culture. Pour ça, il faut des élus qui prennent des décisions claires et manifestent de l’ouverture à l’égard de ces nouveaux citoyens qui sont l’avenir de la nation.
Encore une fois, Félix Rose propose un brillant exercice de mémoire. En éclairant un passé pas si lointain, son «Je me souviens de la bataille de Saint-Léonard» nous aide à appréhender les enjeux cornéliens d’aujourd’hui.
Ce documentaire aussi didactique que passionnant est à voir sans faute, toutes générations confondues.