Changer le monde à deux, c’est mieux. L’histoire de Joséphine Marchand et Raoul Dandurand
Si vous suivez l’actualité, vous entendez souvent les analystes de la Chaire Raoul-Dandurand se prononcer sur les questions de politique internationale. Mais qui est ce Raoul Dandurand? Une fabuleuse biographie paraissant ces jours-ci rappelle la contribution inestimable de cet homme à l’évolution du Canada. Parce qu’elle est incontournable, les auteures de cet ouvrage nous font découvrir en même temps son alter ego, Joséphine Marchand, une épouse qui avait autant de panache que son mari. Joséphine Marchand et Raoul Dandurand, Amour, politique et féminisme de Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean chez Boréal s’avère une lecture passionnante et riche d’enseignements.
La vie de ce couple a tellement été remplie qu’il n’est pas facile de résumer la carrière de ces deux figures majeures de la vie sociale, politique et économique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Si je commence en vous disant que Raoul Dandurand a été sénateur de 1898 à 1942, je risque de vous perdre. Alors, ajoutons vite que parmi ses nombreux faits d’armes il a aussi été ministre et conseiller de Wilfrid Laurier et de W. L. Mackenzie King, a contribué à l’édification de la Société des Nations (l’ancêtre de l’ONU), a présidé la Banque d’épargne de la cité et du district de Montréal et l’Université de Montréal, participé à la fondation du Comité France-Amérique, à celle de la section montréalaise de l’Alliance française ainsi que du Collège Stanislas, et j’en passe.
Joséphine Marchand n’est pas en reste. Avant même de rencontrer Raoul en 1882, elle publie, dès l’âge de 17 ans, des textes d’opinion dans les journaux de l’époque. Une précurseure! Elle écrit aussi des contes et des pièces de théâtre. En 1893, elle fonde Le Coin du feu, une revue dans laquelle elle jette les premières bases d’une pensée féministe, n’hésitant pas à bousculer le clergé tout-puissant. On la retrouvera rapidement à la tête d’organisations qui promeuvent l’avancement des femmes. En 1900, elle est nommée commissaire représentant le Canada à l’Exposition universelle de Paris, en 1904, elle cofonde l’École ménagère provinciale, en 1907, milite pour l’Œuvre des livres gratuits pour favoriser la lecture dans une province où l’Église s’objecte à la création de bibliothèques publiques. Les biographes nous démontrent que cette femme n’a jamais courbé l’échine devant le redoutable Mgr Bruchési.
Le livre fait aussi clairement ressortir que sans l’allant de Joséphine Marchand, on n’aurait pas eu droit à un Raoul Dandurand aussi performant, et aussi féministe. Sans l’exemple de son épouse et son appui de tous les instants, cet avocat et organisateur politique n’aurait pas aspiré aux plus hautes fonctions qu’il a occupées, et qui lui ont permis de faire changer la société dans laquelle il vivait. Raoul le concède lui-même dans ses mémoires.
Les pages qui concernent Joséphine Dandurand sont nettement plus enlevées que celles portant sur son mari. Et pour cause, les auteures ont pu compter sur les archives personnelles de leur sujet féminin, dont un journal intime extrêmement riche en anecdotes surprenantes et réflexions sincères. Les mémoires de Raoul se révèlent plus réservées, l’auteur sachant qu’il laissait ses écrits à la postérité.
Joséphine, qui ouvre son cœur à son journal, est beaucoup plus transparente. Par exemple, les passages concernant sa maternité sont très durs. Elle parle de sa fille, la seule enfant qu’elle aura, en la traitant d’intruse.
Les observations que Joséphine consigne sur la vie au tournant du siècle, autant dans son journal que dans les articles qu’elle publie, nous permettent de revivre entre autres l’épidémie de variole (5 824 morts), avec ses violentes manifestations antivaccins, la crise que provoque la pendaison du Métis Louis Riel, ou le choc que provoque l’arrivée de la bicyclette.
À ce propos, elle se prononce pour une modernisation de la mode féminine, concédant que crinoline et vélo ne font pas bon ménage. «L’usage du bicycle, dont il ne faut pas dire trop de mal à cause des services qu’il rend aux ouvrières pour se rendre à leur travail, nécessite déjà un accoutrement spécial. Le jour où on en usera communément, notre sexe aura conquis un précieux avantage», écrit-elle.
Vous pensez que ça vole bas sur les médias sociaux aujourd’hui? Disons que Joséphine n’a pas été épargnée par ses détracteurs.
N’empêche, le livre de Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean nous démontre que Joséphine est infatigable, autant dans la défense des droits des femmes que dans celle de la langue française et de la culture. Son action lui vaudra de se faire de nombreux contacts en France qui, du reste, serviront grandement à la carrière de son mari.
À titre de leader du Sénat et membre du cabinet Mackenzie King, Raoul se retrouve à représenter le Canada à la Société des Nations (organisation internationale créée à la suite de la Première Guerre) à six reprises. Il agit même à titre de président de la 6e Assemblée à Genève en 1925. Ses nombreuses activités sur la scène internationale lui permettent d’affranchir le Dominion du Canada de la couronne britannique, étape par étape, jusqu’à la promulgation du Statut de Westminster.
À la lecture du rôle que le sénateur Dandurand a eu sur le développement de la politique étrangère du Canada, on comprend parfaitement pourquoi la chaire de recherche en études stratégiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), fondée il y a 25 ans par Charles-Philippe David, porte son nom.
L’ouvrage est écrit dans un français très relevé qui s’agence parfaitement au style galant de la prose de cette époque. Cela en rend la lecture très agréable.
Les auteures ont vraiment fouillé leur sujet. Tant de choses et de faits sont évoqués! J’aurais voulu vous parler du rôle qu’ont eu sur le couple le père de Joséphine, Félix-Gabriel Marchand (1832-1900), premier premier ministre du Québec à mourir en fonction, Lady Aberdeen, épouse féministe du gouverneur général du Canada de 1893 à 1898 ou encore Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada de 1896 à 1911, mais je vous laisse le plaisir de découvrir les relations très singulières que Joséphine et Raoul ont eu avec ces personnages importants de l’histoire, et tant d’autres. Vous en serez quitte pour une leçon d’histoire. En effet, au-delà du récit de la vie de ce couple fusionnel, cette somme de presque 400 pages raconte aussi la fin d’un siècle et l’entrée dans une nouvelle ère d’un pays jeune où les femmes et les francophones doivent se battre pour exister.
En ce qui les concerne, Joséphine Marchand et Raoul Dandurand ont compris et démontré que pour gagner les batailles, exister et briller, à deux, c’est mieux. En unissant leurs forces pour faire le portrait de ce duo, les historiennes Marie Lavigne et Michèle Stanton-Jean ont fait pareil.