La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Jim Corcoran, de francophile à francophone

Pendant qu’on peut voir ressurgir en Ontario le vil visage de la mesquinerie anglophone à l’égard des francophones, j’ai eu la chance cette semaine d’assister, au tout neuf Manège militaire Voltigeurs de Québec, à la 40e cérémonie de remise des insignes de l’Ordre des francophones d’Amérique.



Cette décoration est décernée par le Conseil supérieur de la langue française à des défenseurs acharnés de notre langue. Il y a sept lauréats cette année, sept personnes qui font, chacune dans leur domaine, une différence. Ils mériteraient tous mon attention, mais permettez-moi de ne m’attarder qu’à un seul d’entre eux: Jim Corcoran.

Dernièrement, Jim Corcoran a annoncé qu’il abandonnait l’émission À propos qu’il animait à la radio anglaise de Radio-Canada. J’ai alors écrit sur les médias sociaux mon regret de voir disparaître ce rendez-vous hebdomadaire qui, depuis 30 ans, permettait au public de CBC d’entendre ce qui se faisait de mieux en chanson francophone. Je me suis vite rendu compte que mon sentiment était partagé, la décision de Jim suscitant un déferlement de messages allant de la tristesse à la reconnaissance pour le travail accompli.

Jim Corcoran m’a confié que toutes ces réactions à son départ lui ont fait réaliser à quel point son travail de passeur à la radio avait eu plus d’importance qu’il ne pouvait s’imaginer.

Dans sa décision de faire de Jim Corcoran un membre de l’Ordre des francophones d’Amérique, le Conseil supérieur de la langue française a pris en compte cette contribution radiophonique inestimable, mais aussi, bien sûr, toutes les années qu’il a passées à enrichir le patrimoine musical du Québec.

Ce troubadour anglophone de Sherbrooke s’est converti à la langue de Vigneault dès le début des années 1970 et n’a jamais cessé de nous faire l’hommage de chanter en français. Il l’a même fait dans la langue de Tremblay (il était le père dans la création de l’opéra Nelligan de Michel Tremblay) et celle de Miron (Douze hommes rapaillés).

Dans son discours de remerciement, Jim Corcoran a dit que sa grand-mère francophone, qui ne l’a jamais entendu parler en français, aurait été surprise de l’honneur qu’on lui attribue, ajoutant que maintenant que l’Ordre des francophones d’Amérique a fait officiellement de lui un francophone, on pourra cesser de dire qu’il est un francophile.

Photo: Claude Deschênes
Cérémonie de remise des insignes de l’Ordre des francophones d’Amérique. Photo: Claude Deschênes

Une compilation complètement Corcoran

Cette remise de prix n’est pas la seule actualité qui justifie que je vous parle de Jim Corcoran. Ce cher Jim nous gratifie cette semaine d’un nouveau disque, un disque «complètement Corcoran», comme le suggère le titre de cette généreuse compilation.

Le projet a été initié par Michel Bélanger, fondateur de la compagnie de disque Audiogram (Jim Corcoran y a enregistré tous ses disques solos, sauf Têtu, le premier), et Guy Brouillard, un programmateur musical émérite qui a passé 40 ans de sa vie à la station de radio CKOI. Ces deux-là ne se sont pas contentés d’aligner des succès. À partir des chansons des 7 disques enregistrés par Jim Corcoran entre 1980 et 2005, ils ont créé un canevas dans lequel 19 titres se répondent et se complètent en faisant fi de la chronologie.

C’est un bonheur de réentendre Ça vaut pas la peine ou Pouvoir te plaire, deux chansons des débuts, folk et dépouillées, typiques de l’esprit des années 1980. L’ingénieur de son Claude Champagne a fait un travail d’orfèvre pour redonner du lustre aux enregistrements originaux. Bon, c’est sûr que sur certaines chansons, comme D’la bière au ciel, qui date de 1980, la voix du chanteur est plus haute que celle sur Dis-moi que tu m’aimes, enregistrée 25 ans plus tard, qu’il y a des chœurs très années 1985 sur Ça tire à sa fin, des synthés caractéristiques des années 1990 sur Ou danser, mais c’est le même Jim du début à la fin, un artiste indépendant qui a toujours su créer en dehors des modes avec sa guitare comme fil conducteur.

Il l’a d’ailleurs claironné haut et fort en 1999 dans Changer le monde: «J’vais faire c’que je veux faire et dire c’que je veux dire. Dites-moi quoi faire, j’vais faire le contraire.»

On en a la preuve avec Perdus dans le même décor. Cette chanson, que le réalisateur François Girard avait mise en vidéoclip, était en dehors de son temps en 1986. Ce qui ne l’a pas empêchée de devenir un succès. Aujourd’hui, en version remixée sur le disque Complètement Corcoran, elle demeure forte et intemporelle. Et que dire de On s’est presque touché, sinon que c’est un bijou toujours aussi brut 20 ans après sa création. Ma préférée!

Écrite dans une langue simple, mais dans une structure sophistiquée, la poésie de Jim Corcoran nous parle. Elle fait écho à nos discours intérieurs (Je me tutoie), traduit aussi magnifiquement le frémissement du cœur (C’est pour ça que je t’aime) que le dépit amoureux (Ton amour est trop lourd), nous plonge dans des réflexions philosophiques profondes (Je vais changer le monde) ou anodines (J’ai tout mangé). Cet anglophone d’origine a su trouver dans la langue française une façon unique d’exprimer les sentiments de l’âme. Les mots qu’il utilise nous parlent intimement et la gymnastique qu’il impose à sa prose nous étonne d’une chanson à l’autre.

Aucun doute, au fil du temps, cet auteur-compositeur-interprète est devenu plus qu’un francophile.

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