La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Guylaine Guy: une légende à ne pas oublier

Cette semaine, quelque part en Normandie, une légende oubliée du Québec, Guylaine Guy, célèbrera ses 93 ans. L’anniversaire de cette étoile de la chanson, née sur le boulevard Saint-Joseph à Montréal le 6 avril 1929, serait certainement passé inaperçu, n’eût été la parution d’un livre qui raconte sa vie, écrit par une arrière-arrière cousine.



In extremis, la journaliste Catherine Genest a recueilli les confidences de Guylaine Guy avant que celle-ci ne se perde dans le brouillard de ses souvenirs à cause de la maladie d’Alzheimer. L’ouvrage étonnant qui en résulte, publié chez Boréal, prend la forme d’un roman qui nous sauve de notre propre amnésie collective par rapport à celle que Louis Armstrong avait baptisée «la princesse du rythme».

Je suis le premier à l’avouer, le nom de Guylaine Guy m’était inconnu avant de m’attaquer à ce bouquin de 320 pages. Aussi, je n’ai pas cessé, chapitre après chapitre, d’être surpris devant l’incroyable parcours de cette femme au tempérament impétueux, une nécessité pour exister et survivre dans l’univers des cabarets et de la variété où elle a trimé dur pour imposer son nom d’artiste, ce Guy emprunté au guy de la langue anglaise pour faire plus tough.

Car le vrai nom de cette Guylaine est Chailler, comme la célèbre famille qui a donné à la culture québécoise les Lise Bonheur, sa mère, qui joue aux côtés de Fred Barry et Albert Duquesne, Monique Chailler, sa sœur qu’on entend le midi à l’émission Les Joyeux Troubadours à la radio, Colette Bonheur, une autre sœur, vedette à la télévision naissante, Philippe Chailler, son frère animateur de radio qui pousse la chansonnette à l’émission de Michèle Tisseyre ou fait des annonces de croustilles Humpty Dumpty.

Guylaine a beau venir de cette famille à qui tout réussit professionnellement, elle choisit une voie plus rude: le cabaret. Elle fait ses débuts au Faisan Doré, un lieu tenu par la pègre, rappelons-le, avec comme partenaires de loges les Monique Leyrac, Dominique Michel, Denise Filiatrault, Jacques Normand.

C’est là que cette fille, avide de gloire, apprendra à ne pas s’en laisser imposer, malgré son cinq pieds un pouce, et à rêver de mieux, la scène new-yorkaise d’abord, et la Ville Lumière dans un deuxième temps, où elle finira par prendre racine.

Sur le chemin de cette interprète douée pour faire swinger la langue française, il y aura Cole Porter, Charles Trenet, Louis Armstrong, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud.

Dans le cas de Charles Trenet, le Fou chantant la prend littéralement sous son aile en France, la faisant même passer pour sa nouvelle conquête pour masquer son véritable penchant pour les garçons.

 

Sa notoriété l’amènera à chanter à l’Olympia, à Bobino, à Rio au Brésil, à Istanbul en Turquie, à animer à la télévision française, et même à consentir à revenir dans son pays natal pour tenir le rôle principal dans Irma la douce au Théâtre du Nouveau Monde.

Guylaine Guy a beau avoir été précurseure en chantant du jazz avant que ce soit la mode, du rock, avant l’invention du twist, la vague yéyé l’a emportée. Qu’à cela ne tienne, à défaut de chanter, celle qui a un jour été refusée à l’École des Beaux-arts de Montréal reviendra à ses premières amours, la peinture et la sculpture.

Les arts visuels occuperont ses dernières années actives, une pratique que lui permet son mariage confortable avec Charles Libman, avocat parisien célèbre pour avoir entre autres réussi à faire condamner le criminel de guerre Klaus Barbie à la prison à vie.

Catherine Genest a choisi la forme du roman pour nous raconter cette vie rocambolesque, une liberté qui permet de combler les trous et de rester évasif sur les dates. Mais l’auteure nous assure que 80% du contenu repose sur des faits. On la croit. Cet ouvrage est le fruit de six ans de travail et de recherche, et ça paraît pour peu qu’on fasse quelques vérifications des faits sur le web.

Sur le plan de l’écriture, La princesse du rythme est écrit au je. C’est Guylaine Guy qui nous parle avec toute la gouaille d’une femme qui a vu neiger, qui, en écumant sa mémoire, ne s’embarrasse pas de faire plaisir. Ses jugements sont à l’emporte-pièce: les musiciens des cabarets montréalais sont des amateurs, Charles Trenet, un dictateur, Shirley MacClaine, qu’on choisit à sa place pour jouer dans le film Can-Can, est criarde et fausse, Félix Leclerc, un paysan vaniteux.

Heureusement, la raideur des propos, peu habituelle de ce côté de la grande mare, est emballée dans une prose très fleurie. C’est un exploit, je trouve, que Catherine Genest réussisse à faire parler son personnage comme une vieille Française d’adoption de manière soutenue du début à la fin alors que l’auteure n’a elle-même que 32 ans et n’a jamais vécu en France.

Catherine Genest sait révéler les failles, les doutes, les contradictions, les fragilités de son personnage sans gommer un côté acariâtre qu’on imagine assumé chez Guylaine Guy, qui puise à une lucidité sans complaisance.

La petite Canadienne du Plateau Mont-Royal a trouvé dans l’Hexagone une terre d’asile pour sa nature.

«Ce pays libère et affranchit celles et ceux qui n’ont pas la langue dans leur poche, qui brandissent leurs opinions comme des trophées… J’étais ici à ma place.»

M’est avis que les Québécois préfèrent leurs idoles plus fidèles à leurs origines et que cela explique en grande partie pourquoi on se souvient si peu de notre princesse du rythme.

Voilà peut-être le livre de la dernière chance pour garder vivante la mémoire de Guylaine Guy, l’ultime étincelle qui permettra de réaliser le vœu exprimé à la dernière page.

«À fixer le soleil trop longtemps, on se brûle la rétine et s’égare. À lorgner ma place dans le ciel, aspirée par la force gravitationnelle d’un amas d’astres trop lourds, j’ai perdu pied et dévié de ma trajectoire. J’espère seulement que le soir, parfois et par temps clair, mon étoile sera visible de la Terre.»

En tout cas, elle brille puissamment sous la plume de Catherine Genest, et les écrits restent.

La princesse du rythme, Catherine Genest. Les Éditions du Boréal. 2022. 312 pages