La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Eiffel: l’amour avec un grand A

Dimanche dernier, l’image était forte. Au pied du Champ-de-Mars, à Paris, Emmanuel Macron, tout juste réélu président de la France, s’adressait au monde. Derrière lui, comme en symbiose, la tour Eiffel brillait de tous ses feux. Tout un symbole que cette Dame de fer! Ce vendredi, Eiffel, l’histoire de la construction de ce monument plus que centenaire, débarque dans les cinémas du Québec. Un film à voir, mais en sachant qu’il aurait plutôt dû s’appeler L’amour avec un grand A.



Dans son film, le réalisateur Martin Bourboulon nous cause plus de cœurs chamboulés que de rivets. Le réalisateur privilégie le romantisme à l’exploit technique, l’imaginaire aux faits. Il faut savoir qu’Eiffel est construit autour d’une histoire d’amour largement romancée, entre le créateur de la célèbre tour et Adrienne Bourgès.

Commençons par les faits avérés sur lesquels repose environ le tiers du film. Grâce à des dialogues très bien écrits qui encapsulent une grande quantité d’informations et de détails, on saisit bien le défi auquel Gustave Eiffel s’est colleté. En janvier 1887, alors que commencent les travaux, on n’avait encore jamais rien construit d’aussi haut. L’objectif de faire un ouvrage de 300 mètres de hauteur tenait de la témérité. Le concepteur de la tour doit avoir tout prévu: les charges, la résistance aux vents, la protection contre la foudre, les techniques pour bien ancrer ses quatre pieds et les solutions pour échafauder sa structure.

Grâce à des dialogues très bien écrits qui encapsulent une grande quantité d’informations et de détails, on saisit bien le défi auquel Gustave Eiffel s’est colleté.

Il est fascinant de se faire expliquer comment on fabrique les piles de la tour dans un sol aussi meuble que celui du bord de la Seine. Comment on réussit à joindre deux travers d’acier pour fixer les rivets dans les trous à 30 mètres d’altitude à une époque où les intrépides travailleurs de Gustave Eiffel travaillaient dans le vide avec comme seul harnais une chaîne de métal attachée à la cheville et à une poutre. Rien à voir avec l’opération vue dimanche dernier à Montréal, alors qu’on a installé une passerelle de 125 000 livres permettant de joindre les 26e et 27e étages des tours 1 et 2 du complexe Maestria dans le Quartier des spectacles, manœuvre qui s’est déroulée sous l’œil attentif de la CNESST et en utilisant des grues ultra-performantes.

Il est fascinant d'assister à la construction de la tour.

Le film nous montre un Eiffel qui a réponse à toutes les questions techniques, mais qui trime dur pour convaincre la classe politique, la presse et la population de la faisabilité et de la pérennité de son œuvre. Arrive un moment où une campagne de dénigrement orchestrée par les journaux, doublée d’une protestation des artistes (parmi lesquels Charles Gounod, Guy de Maupassant, Alexandre Dumas fils) et d’un soulèvement de ses 300 employés (on a dit qu’ils étaient quatre hommes pour un rivet!), vient presque à bout de ses convictions et de ses moyens financiers.

Le film nous montre un Eiffel qui a réponse à toutes les questions techniques, mais qui trime dur pour convaincre de la pérennité de son œuvre.

Pourtant, le 31 mars 1889, 2 ans, 2 mois et 5 jours après le premier coup de pelle, la tour est faite, prête à accueillir les milliers de visiteurs de l’Exposition universelle de Paris qui se ruent sur la nouvelle attraction. Depuis lors, c’est 300 millions de personnes qui ont visité la tour Eiffel.

Le 31 mars 1889, 2 ans, 2 mois et 5 jours après le premier coup de pelle, la tour est faite, prête à accueillir les milliers de visiteurs de l’Exposition universelle de Paris.

Revenons maintenant au côté plus romantique du film.

Oui, l’histoire a retenu que Gustave Eiffel a fait la connaissance d’Adrienne Bourgès entre 1879 et 1883 alors qu’il supervise la construction d’un de ses premiers grands ouvrages, un pont sur la Gironde. Mais le film invente leurs retrouvailles alors que l’ingénieur tergiverse sur la nature de son prochain projet. Il est veuf, elle est mariée, et en se revoyant des années après que leur mariage fut empêché, le couple retombe dans une fièvre amoureuse. Le scénario va jusqu’à proposer que ce soit Adrienne qui incite Gustave à délaisser son idée de faire le métro de Paris et de plutôt se lancer dans ce projet fou de structure géante en métal. On suggère même que c’est le A de Adrienne qui inspire la forme de la tour.

Le film suggère que c’est le A de Adrienne Bourgès qui inspire la forme de la tour.

Heureusement, ce parti-pris de faire d’Eiffel un film d’amour avec un grand A fonctionne grâce à Romain Duris et Emma Mackey, qui forment une magnifique paire à l’écran. Dans le genre «un homme et une femme, chabadabada», on est dans le mille. Un beau rôle pour Duris, qui doit être à la fois idéaliste, romantique, meneur d’hommes, maître de sa science, persuasif, héroïque et… bon danseur. En effet, il y a quelques belles grandes scènes où la ferveur de l’amour de nos deux tourtereaux passe par la danse et la musique d’Alexandre Desplat.

Ce parti-pris de faire d’Eiffel un film d’amour avec un grand A fonctionne grâce à Romain Duris et Emma Mackey, qui forment une magnifique paire à l’écran.

À propos d’Emma Mackey, je dirais que c’est une belle découverte. Peut-être l’avez-vous vue dans Mort sur le Nil de Kenneth Branagh récemment; moi, non. L’actrice convainc autant lorsqu’elle incarne la Adrienne jeune, fougueuse, portant pantalon et narguant sa famille bourgeoise que la Adrienne plus réservée, mal mariée et incapable de sortir du rang auquel son mari la confine.

Emma Mackey, qui incarne Adrienne, est une belle découverte.

Les costumes, le faste de la vie bourgeoise d’alors, les images de ce Paris encore très marqué par la présence du cheval, en somme toute la reconstitution de l’époque est très réussie et va dans le détail. Soyez attentifs, vous verrez une fontaine Wallace au détour d’un parc qu’arpente Eiffel. À partir de 1872, une centaine de ces fameux points d’eau dessinés par Charles-Auguste Lebourg apparaissent dans le paysage parisien grâce au philanthrope britannique Richard Wallace. Le saviez-vous? Montréal possède une de ces fontaines, un don de la ville de Paris en 1980 qu’on peut voir au parc Jean-Drapeau.

Vous verrez dans le film une fontaine Wallace au détour d’un parc qu’arpente Eiffel. Montréal possède une de ces fontaines, un don de la ville de Paris en 1980 qu’on peut voir au parc Jean-Drapeau. Photo: Claude Deschênes

 

Légère déception du côté de la reconstitution de l’usine de Levallois-Perret où sont usinées les pièces d’acier de la tour. On mesure mal l’effervescence que ce lieu a dû connaître. On ne sent pas non plus l’ampleur de ce qu’a dû représenter l’érection du mastodonte de fer sur le Champ-de-Mars, terre d’accueil des Expositions universelles de Paris à partir de 1867.

Ce n’est pas parce que les producteurs n’ont pas mis la main à la poche. On évalue à 23 millions d’euros le prix de cette production, la plus coûteuse du cinéma français en 2020.

Pour finir avec le ratio un tiers histoire, deux tiers romance, c’est un pari qui nous laisse, comme spectateur, avec beaucoup de questions sans réponse à la sortie du cinéma, même si on a passé un bon moment.

On évalue à 23 millions d’euros le prix de cette production, la plus coûteuse du cinéma français en 2020.

On ne réalise pas à quel point le legs de Gustave Eiffel est important. On lui doit plusieurs ouvrages en France, mais aussi des ponts au Portugal, en Espagne, en Algérie, au Vietnam, et même la construction de la gare de Budapest, la structure de la statue de la Liberté à New York. Pour en apprendre davantage sur ce bâtisseur notoire qui a quand même vécu 91 ans, il existe plusieurs publications sur le sujet, notamment La vraie vie de Gustave Eiffel de Christine Kerdellant, biographie romancée publiée l’an dernier chez Robert Laffont, et Eiffel de Michel Carmona, une somme de 600 pages parue en 2002 chez Fayard et rééditée à temps pour le centenaire de la mort de Gustave Eiffel, qui devrait être sur toutes les lèvres l’an prochain.