Deux femmes en or à La Licorne: une pièce jouissive
Cinquante-trois ans après le film qui a fait courir plus d’un million et demi de Québécois au cinéma, Deux femmes en or revit dans une adaptation très contemporaine de Catherine Léger. Le théâtre La Licorne, rue Papineau, à Montréal, vient encore une fois d’engendrer un succès. Cette pièce jouissive a tout ce qu’il faut pour plaire à un large public.
Rappelons d’abord les grandes lignes du film qui avait fait scandale en son temps. Avec sa conjointe Marie-José Raymond comme complice au scénario, le réalisateur Claude Fournier voulait nous montrer deux femmes en rupture avec la rigidité sexuelle de leur époque. Elles habitaient Brossard, le symbole parfait de la banlieue à l’époque. Leurs maris, comme le dit la formidable chanson thème du film écrite par Robert Charlebois, sont «satisfaits, ben corrects, ben parfaits, deux gars un peu épais».
Alors, pour tromper l’ennui qui plombe leur vie matrimoniale, les voisines s’adonnent à des parties de jambes en l’air avec tous les corps de métier susceptibles de sonner à la porte de leur bungalow: le facteur, le livreur, le gars du téléphone, celui du câble.
Et la chanson de Charlebois d’ajouter à propos des maris qu’ils «ne se doutent jamais qu’ils sont cocus à l’imparfait».
Catherine Léger a repris cette idée générale pour en faire sa chose.
Ainsi, nos nouvelles femmes en or ne sont plus des reines du foyer en banlieue, mais des voisines de condos, l’une en congé de maternité, l’autre en congé pour épuisement professionnel, et elles partagent le même mur de chambre à coucher. C’est le prétexte d’un bruit entendu de l’autre côté de la cloison qui amène Violette à aller à la rencontre de sa voisine Florence. Est-ce une corneille qu’elle entend ou les ébats de cette femme d’à côté?
Et ça part. Pendant une heure et quart, on fera le tour d’une multitude de questions bien de notre époque. Qu’en est-il du désir et de la libido quand on vient d’accoucher, sur le coup d’une dépression, ou trop accaparé par le travail et la réussite sociale? Que reste-t-il de l’individu en dehors de la conciliation couple-famille? Quelle emprise ont les médias sociaux sur la représentation de nos vies? Est-ce bien ou mal de sauter la clôture? Comment gérer les rapports de séduction dans un monde où le #moiaussi rôde?
Bien que le propos repose sur une réflexion sérieuse de tous ces enjeux, le ton de la pièce est résolument comique, avec une propension à l’absurde qui m’a fait trouver qu’on était pratiquement dans une version 2.0 de la pièce Les voisins.
Il y a dans les répliques des filles et des gars des bijoux de drôlerie. Catherine Léger est vraiment habile à nous faire réagir et réfléchir en ayant le sourire aux lèvres. Tous les travers de notre société d’aujourd’hui qui compliquent notre existence ont droit à sa dose de vitriol, mais l’auteure évite le spectacle militant qui fait la morale.
Le texte est joyeusement défendu par une distribution du tonnerre. Sophie Desmarais et Isabelle Brouillette sont des femmes en or 24 carats. Elles jouent, avec brio, à la fois le doute, la candeur, le besoin d’affranchissement, et la lucidité de leurs personnages.
Les rôles des maris sont plus caricaturaux: l’un a une maîtresse (Mathieu Quesnel), l’autre fait primer la famille avant tout (Steve Laplante), et cela donne l’occasion aux deux comédiens de tabler sur les contradictions de leurs personnages pour exploiter la veine comique des situations. Ils sont impayables, d’autant qu’ils peuvent en rajouter en incarnant aussi les différents hommes qui visitent leurs dames en leur absence, j’ai nommé le gars du câble, le livreur de pizza ou l’exterminateur.
Charlotte Aubin complète la distribution en défendant avec aplomb le rôle de la fille au-dessus de la mêlée qui s’exprime sans filtres ni contraintes.
Si Deux femmes en or a eu autant de succès en 1970, c’est beaucoup en raison des scènes de nudité qui pimentaient l’histoire. Il n’y a pas une telle chose dans la pièce présentée à La Licorne en 2023. Les scènes au lit sont courtes et chastes. On dit qu’une coordonnatrice d’intimité a secondé le metteur en scène, Philippe Lambert, lequel a su, par ailleurs, transposer la dynamique implacable du texte et la bagatelle du sous-texte pour notre plus grand plaisir.
Et encore une fois, la magie de La Licorne opère. La configuration de cette petite salle nous offre une proximité délicieuse avec les comédiens. Malgré l’exiguïté des lieux, les concepteurs au décor (Jean Bard), aux costumes (Audrée Villeneuve), et aux éclairages (Martin Sirois) contribuent immensément à l’atmosphère de la pièce. C’est efficace, réaliste, coloré et déjanté.
J’ai aussi adoré la musique de Ludovic Bonnier.
Bref, c’est un spectacle à voir. Il affiche malheureusement complet jusqu’au 20 mai. Des supplémentaires auront lieu du 5 au 23 décembre. M’est avis que cette production va avoir une longue carrière.
Quand même dommage que Claude Fournier n’ait pas eu le temps de voir l’adaptation théâtrale de son film. Le réalisateur qui a créé Deux femmes en or est décédé à l’âge de 91 ans, un mois avant la première.