Conversations entre adultes: à 87 ans, Costa-Gavras toujours aussi percutant
Il y a 50 ans, Costa-Gavras remportait l’Oscar du meilleur film en langue étrangère pour son film Z, qui dénonçait avec une efficacité remarquable les méthodes abusives de la dictature militaire au pouvoir à l’époque en Grèce. Dans son premier film tourné dans le pays qui l’a vu naître, le réalisateur s’intéresse aujourd’hui à un autre épisode de l’histoire de la Grèce. Conversations entre adultes, qu’on peut voir en ligne en exclusivité sur le site du Cinéma du Parc à partir de cette semaine*, s’attaque à une autre sorte de dictature, celle de l’oligarchie européenne qui a mis la Grèce à genou après la crise financière de 2008.
Un film sur le bras de fer qui s’est joué en 2015 entre le gouvernement du premier ministre Alexis Tsipras et les institutions européennes autour de la question du remboursement de la gigantesque dette grecque pourrait avoir quelque chose de rébarbatif. Rassurez-vous, c’est Costa-Gavras qui est aux commandes, et à 87 ans, il possède encore tous ses moyens. Celui qui, en plus de Z, nous a donné L’Aveu, État de siège, Missing, Amen et plus récemment Le Capital, sait toujours raconter une histoire au cinéma. Attendez-vous quand même à patauger un peu au début, parce que le sujet est quand même complexe.
D’abord, il faut savoir que le film est inspiré du livre Conversations entre adultes: dans les coulisses secrètes de l’Europe, un ouvrage publié en 2017 par Yanis Varoufakis, celui que le premier ministre Tsipras avait choisi parmi ses députés pour aller tenir tête «aux requins» de la Communauté européenne.
Élu pour la première fois aux élections de janvier 2015 sous la bannière du parti Syriza, Varoufakis se retrouve donc ministre des Finances d’un gouvernement de coalition de la gauche radicale, un poste qu’il occupera jusqu’au moment de sa démission en juillet de la même année.
Costa-Gavras ne s’en cache pas, en épousant la vision de cette étoile filante de la politique grecque, il a choisi de faire un film subjectif qui s’insurge devant la cruauté des institutions européennes à l’égard du peuple grec. Qu’on se rappelle, la réorganisation de la dette exigée par la Communauté européenne passait par une série de mesures draconiennes (augmentation de taxes, coupes dans les pensions, charcutage du filet social) qui étouffaient la population avec des conséquences désastreuses sur le taux de chômage et l’exode des jeunes notamment.
On suit donc Yanis Varoufakis dans sa croisade pour obtenir du lest de la part de ses partenaires européens, qui sont plus des loups que des alliés. Le personnage est intéressant. Tout ministre des Finances qu’il soit, il débarque dans les réunions avec ses vis-à-vis en veston de cuir, sans cravate, la queue de chemise en dehors des pantalons. Homme de gauche doublé d’un économiste brillant, formé entre autres à Londres, il maitrise à la fois la rhétorique économique et l’anglais, principale langue de communication de la CE. Ce grand chauve qui en impose ne manque pas de front, et ne se fait pas prier pour remettre à leur place ceux qui lui mentent au visage. L’acteur Chrístos Loúlis, qui prête ses traits et son crâne rasé à ce Robin des bois des temps modernes, est fabuleux.
La distribution essentiellement masculine, parce que ce combat entre David et Goliath se joue entre hommes, ne compte pas véritablement de vedettes. Cela renforce le côté documentaire du film. À l’évidence, les comédiens ont en grande partie été choisis pour leur ressemblance. L’acteur Aléxandros Bourdoúmis a la même allure d’enfant prodige que Tsipras, le premier ministre grec. Ulrich Tukur incarne l’intraitable ministre allemand des Finances, confiné à son fauteuil roulant comme Wolfgang Schäuble. Vincent Nemeth a le même air niais que Michel Sapin, ministre français de l’Économie sous François Hollande. Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), est jouée par une Josiane Pinson portant, comme l’originale, le cheveu court et blanc. Rare femme dans ce boys club, c’est quand même la patronne du FMI qui a inspiré le titre du livre ainsi que du film. Lors d’une de ces rencontres qui n’allaient nulle part, elle a déclaré aux journalistes: «Le dialogue est rompu. L’urgence à mes yeux est de le restaurer, mais avec des adultes dans la salle!»
Pour son scénario et ses dialogues, Costa-Gavras s’est beaucoup basé sur les conversations qu’ont eues les vrais acteurs de cette crise. Il a pu compter sur les transcriptions des arguments virulents et sans pitié que les opposants de Yanis Varoufakis lui ont servis, et que ce dernier a eu la brillante idée d’enregistrer. Une source très précieuse, car aucune note officielle n’est prise lors des rencontres de l’Eurogroupe, cette réunion mensuelle et informelle des ministres des Finances des États membres de la zone euro, un lieu où, manifestement, le double discours et l’intimidation sont largement pratiqués.
Amateurs de cinéma politique, de cinéma engagé, de cinéma avec un point de vue, vous serez servis avec ce 19e film de Costa-Gavras. Encore une fois, il met bas les masques. Et comme dans Z, la musique, aux sonorités grecques, signée ici par Alexandre Desplats, lubrifie la mécanique implacable de sa démonstration, celle d’un grand rêve d’Union européenne tourné en eau de boudin.
* Pour venir en aide au Cinéma du Parc, grandement affecté par les mesures découlant de la pandémie, Maison 4 : 3, distributeur canadien de Conversations entre adultes, a choisi de donner à cette entreprise d’économie sociale de Montréal l’exclusivité du film pendant deux semaines. Durant cette période, où que vous soyez au Canada, c’est seulement sur le site du Cinéma du Parc que vous pourrez louer le plus récent film de Costa-Gavras. À compter du 2 juin, il sera disponible sur toutes les plateformes.