La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Célébration: les dessous de la maison Yves Saint Laurent

Vous avez aimé l’exposition du Musée des beaux-arts de Montréal consacrée à Yves Saint-Laurent en 2008? Vous avez vu les films Yves Saint Laurent de Jalil Lespert et Saint Laurent de Bertrand Bonello sortis en 2014? Il vous faut maintenant voir Célébration, un documentaire fascinant sur les dessous de la légendaire maison de haute couture française qui a cessé ses activités en 2002. Le film prend l’affiche cette semaine.



Célébration nous arrive auréolé de beaucoup de mystère. En effet, il a fallu presque 20 ans avant que le film ne prenne l’affiche. Il faut savoir qu’au départ, c’était une commande. En 1998, Pierre Bergé, grand manitou de la marque Saint Laurent, souhaite immortaliser une époque appelée à disparaître, et du coup célébrer le génie du dernier des créateurs de mode à avoir une maison à son nom. Il commande un film au documentariste Olivier Meyrou. Il lui ouvre les portes du 5, avenue Marceau. Le studio mythique de Saint Laurent, les ateliers de couture qui bourdonnent de plus de 150 employées, les salles d’essayage, où alternent mannequins et célébrités, les bureaux de Bergé, où se brassent les affaires, le réalisateur a accès à tout.

Il a fallu presque 20 ans avant que le Célébration ne prenne l’affiche.

Mais ce que Meyrou capte avec sa caméra super 16 n’est pas exactement un conte de fées. Saint Laurent est difficilement approchable.

«J’ai fait comme les réalisateurs de films animaliers, disait récemment Olivier Meyrou sur les ondes de TV5 Monde. Je me suis tapi dans l’ombre et j’ai épié mon sujet. Quand il daignait se présenter!»

Même s’il est tiré à quatre épingles, le créateur projette une image assez terrifiante, loin de la superbe qu’il affichait autrefois. L’homme est mal en point. Il a l’air d’un pantin désarticulé, son visage est en convulsion, il ânonne plus qu’il parle. Il nous apparaît comme le contraire de ce qu’il crée: des vêtements structurés aux lignes parfaites d’une élégance pleine d’éloquence.

Même s’il est tiré à quatre épingles, le créateur projette une image assez terrifiante, loin de la superbe qu’il affichait autrefois.

Apparemment, ce n’est pas cette image désastreuse à l’écran qui a conduit Bergé à interdire le film. Non, ce serait plutôt le portrait qu’on a fait de lui-même. Compensant le mutisme de Saint Laurent, Pierre Bergé parle beaucoup, fait des colères, affiche une forme d’autoritarisme et, ce faisant, se révèle être un Pygmalion très âpre. Par exemple, à une journaliste qui lui demande si Saint Laurent a raison de croire qu’il se débarrassera un jour de ses angoisses pour être enfin heureux, Bergé répond sans émotion: «Non, car c’est son anxiété qui lui sert de colonne vertébrale. Si on veut qu’il continue à créer, il ne faut surtout pas le réveiller, le sortir de sa bulle.»

Un soir de réception à New York, on le voit, inélégamment, ravir un trophée honorifique des mains de Saint Laurent qui vient de le recevoir, sous prétexte qu’il est trop lourd, et dire à la caméra, avec un sourire carnassier, qu’après tout l’honneur lui revient à lui aussi.

Compensant le mutisme de Saint Laurent, Pierre Bergé parle beaucoup, fait des colères et affiche une forme d’autoritarisme.

À plusieurs reprises durant le film, on surprend Bergé à s’attribuer des réussites. J’ai fait ceci ou cela, commence-t-il, pour aussitôt se corriger, Yves et moi avons fait ceci et cela. Mais trop tard, le malaise est là.

On comprend que Bergé n’ait pas été confortable avec ce montage qui le fait souvent mal paraître. Le rêve d’une hagiographie lisse et triomphante a été torpillé par lui-même et il est le seul à blâmer. C’est ce qui arrive quand on fait affaire avec un journaliste indépendant, ce qu’est indéniablement Olivier Meyrou.

À preuve, le réalisateur a conçu son film avec beaucoup de liberté, poussant même l’audace d’une bande-son très éditoriale. Signée François-Eudes Chanfrault, la musique a été conçue pour donner l’impression d’entrer dans la tête de Saint Laurent. Les sons qu’il fait entendre sont inquiétants, en parfaite adéquation avec le visage torturé de Saint Laurent ou les propos de Bergé, qui insiste souvent sur le fait que la carrière de son protégé a été bâtie sur une vie de sacrifice.

Pour le spectateur que nous sommes, cette traversée du miroir est, je le répète, fascinante, car le film nous permet aussi de voir le prix à payer pour donner vie à une œuvre d’exception.

La première image du film est un gros plan de la main de Saint Laurent, qu’on sent hésitante. On sent la douleur du geste créatif qui veut surprendre. On se demande d’ailleurs comment, avec un seul crayon noir, il est parvenu à se renouveler si souvent.

Voir à l’œuvre les couturières est aussi un formidable spectacle. Celles qu’on appelle «les petites mains» nous apparaissent comme de véritables héroïnes. C’est par ces esclaves consentantes que le miracle YSL arrive. Totalement dévouées au maître, elles sont dociles au point de refaire, sans rechigner, la doublure d’un vêtement pour la simple raison que le tissu fait du bruit lorsque le mannequin marche.

C'est par les couturières que le miracle YSL arrive.

Dans les séquences d’essayage, on sent la tension qui est à son summum. Rendu là, on n’attend que la perfection. Malgré son œil torve, Saint Laurent voit tout.

Même si le film accorde moins d’importance aux filiformes mannequins qu’aux petites mains, il y a évidemment plusieurs scènes les mettant en vedette. Ce sont elles qui incarnent le vêtement. Le ballet auquel elles s’adonnent pour faire approuver la tenue qu’elles portent et mériter leur salaire tient de la pavane. Deux d’entre elles, Katoucha Niane et Laetitia Casta, auront même le pouvoir de tirer un sourire extatique au ténébreux couturier. Fiou! qu’on se dit, l’homme est capable d’exprimer une émotion de joie.

Ce sont les mannequins qui incarnent le vêtement de Saint-Laurent.

Un dernier personnage, qui ne passe pas inaperçu, le bouledogue français de Saint Laurent. Grand observateur de tout ce qui passe dans le studio de son maître, le chien Moujik en aurait sans doute beaucoup à dire s’il pouvait parler. Mais bon, le film vit très bien malgré son silence, avec aussi toutes les questions laissées sans réponse.

Il faut prendre Célébration pour ce qu’il est: un film impressionniste, qui laisse d’ailleurs une forte impression. Il a pour seul défaut un titre inapproprié. On est loin de la célébration. Pour faire une analogie avec la couture, ce documentaire aurait pu s’appeler Patrons parce que c’est ce qu’ont été Saint Laurent et Bergé, le premier inspirant ses troupes grâce à son génie créatif et le second par son côté visionnaire.

Le film a aussi quelque chose des patrons, ces amas de feuilles découpées sans lesquelles aucun vêtement ne verrait le jour. Il découd le mythe pour nous montrer dans toute leur simplicité, voire leur crudité, les éléments qui ont servi à le fabriquer.