Bergers: un film rassembleur
Cinq ans après avoir épaté la galerie avec Antigone (prix du meilleur film canadien au Festival international du film de Toronto en 2019), la réalisatrice Sophie Deraspe nous refait le coup de l’épate avec Bergers (prix du meilleur film canadien au Festival international du film de Toronto en 2024). Cette fois, la réalisatrice sort de la tragédie grecque et plonge dans le genre pastoral avec un film où il y a tant de moutons qu’on n’arrive pas à tous les compter.
Le scénario est inspiré du livre D’où viens-tu berger? de Mathyas Lefebure, qui avait fait grand bruit à sa publication chez Leméac en 2006.
Alors que dans Antigone son personnage principal préférait mourir que de se soumettre, cette fois, Sophie Deraspe nous invite à suivre Mathyas, jeune professionnel du milieu de la pub désabusé qui préfère devenir berger dans les Alpes plutôt que s’enterrer à Montréal à créer des slogans creux.
Nous voilà donc dans un pèlerinage philosophique où la quête du bonheur et de l’absolu le dispute à la réalité et au consumérisme. De quoi nous faire réfléchir en cette période où nos certitudes sont mises à rude épreuve.
Il y a quelque chose de romantique dans le choix de Mathyas, impeccablement incarné par le Beauceron Félix-Antoine-Duval, de troquer avec tant de détachement l’art de manier le hochet publicitaire pour la houlette du berger.
Mais on a beau vouloir rompre avec son train-train quotidien, on ne s’improvise pas gardien de moutons du jour au lendemain.
Le film commence donc par une épreuve des faits qui fait s’entrechoquer les douces illusions et la froide réalité. Notre Québécois qui rêve de veiller sur des pâturages dans de majestueux décors alpins réalise d’abord qu’il n’a pas de permis de travail en France, et encore moins d’expérience.
Plusieurs personnages périphériques étant incarnés par des gens de la place avec leur accent très prononcé du sud, le premier tiers du film a quelque chose du documentaire. On découvre la réalité des éleveurs de moutons, un travail qui occupe sept jours sur sept dans des conditions difficiles. Rien à voir avec la vie de bureau en ville!
Que ce soit au bar où il cherche un emploi, ou au mas où il est mis à l’essai, Mathyas déchante. On lui fait comprendre qu’il n’y a rien de spirituel à veiller sur un troupeau, que c’est une tâche incompatible avec son projet d’écriture. Élever des moutons, c’est une industrie agricole à la merci de la mondialisation, du climat qui change, des maladies qui s’attaquent au cheptel sans crier gare. Une vie de sacrifices et de solitude, où il ne faut surtout pas se laisser attendrir par les bêtes dont on a la charge.
Parce qu’il n’a pas de temps à perdre pour le former, le premier éleveur qui donne sa chance à Mathyas le retourne vite à la gare de bus. Le deuxième fait régner sur sa bergerie un tel climat de terreur que l’apprenti n’a pas le choix de fuir. C’est finalement auprès de Cécile (une Guilaine Londez qu’on croirait sortie d’un film de Robert Guédiguian), éleveuse enthousiaste et faisant confiance, qu’il pourra finalement réaliser son fantasme de transhumance. Qui plus est avec la jolie Élise (Solène Rigot), fonctionnaire de préfecture défroquée comme lui.
Ce déplacement saisonnier des bêtes d’un alpage à l’autre, en passant par de vieux villages médiévaux, nous donne des images absolument spectaculaires. Les centaines de bêtes, trottant en troupeaux bien serrés vers les cols verdoyants des Alpes, mériteraient un Oscar collectif si une telle chose qu’un prix de la meilleure prestation animale existait.
Si les brebis offrent l’image d’une bande de suiveuses, il paraît qu’en groupe elles n’en ont souvent fait qu’à leur tête en présence des caméras. La production n’a pas eu le choix de s’adapter à leur caractère, ainsi qu’aux caprices de la météo en région montagneuse.
Le film a été tourné en mode coproduction dans la région d’Arles et dans le Beaufortain près d’Albertville. En voyant le résultat à l’écran, on ne peut qu’être admiratif de la réalisatrice et de son directeur photo Vincent Gonneville d’avoir réussi un tel exploit, de surcroît en pays étranger.
Cela prouve encore une fois à quel point notre cinéma national peut faire de grandes choses, différentes, sans sacrifier l’accent québécois de son acteur principal.
Ceci expliquant cela, il y a micro_scope derrière ce projet, compagnie de production qui nous a donné Viking de Stéphane Lafleur, Les oiseaux ivres de Ivan Grbovic, Incendies de Denis Villeneuve, Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau, tous des films québécois éminemment exportables.
C’est ce que l’on souhaite encore une fois. Que Bergers, avec son sujet universel qui s’adresse à tous les publics, rassemble des auditoires nombreux dans les salles de cinéma à l’étranger comme au Québec.
Ça*, bergers, assemblons-nous!
Le film prend l’affiche à Montréal, Laval, Québec, Gatineau, Sherbrooke, Trois-Rivières, Saint-Bruno, Belœil, Sorel, Saint-Hyacinthe, Drummondville, Châteauguay, Valleyfield, Joliette, Terrebonne, Granby, Magog, Cowansville, Shawinigan, Alma, Chicoutimi, Jonquière, Lévis, Saint-Georges, Sainte-Marie, Rimouski, La Pocatière, Saint-Eustache, Saint-Jérôme, Sainte-Adèle, Mont-Laurier, Rouyn-Noranda… et Caraquet, au Nouveau-Brunswick.
* «ça», en vieux français, signifiait «ici».