La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Voir toute l’année 2023 rire dans le rétroviseur du Rideau Vert

L’événement n’a pas fait grand bruit, mais pourtant, c’est une date importante dans l’histoire du théâtre au Québec. Le 30 novembre 1948 était fondé le Théâtre du Rideau Vert. Le bébé d’Yvette Brind’Amour et Mercedes Palomino a donc 75 ans cette année. Toujours bien fringant, comme en témoigne le spectacle Revue et corrigée, qui nous offre de rire en regardant 2023 dans le rétroviseur, comme on le faisait dans les «revues des Fêtes» d’autrefois avec Juliette Béliveau, Jean Duceppe, Gaétan Labrèche et Germaine Dugas au 4664, rue Saint-Denis, quand le théâtre Stella n’avait pas encore pris le nom de Rideau Vert.



Ça doit faire la 18e fois que je le dis, Denise Filiatrault a eu une idée de génie lorsqu’elle a ramené une revue humoristique de fin d’année sur les planches du Rideau Vert. Quoi de mieux que de se moquer de nos déveines des 365 derniers jours avant de nettoyer l’ardoise et repartir en neuf?

Ça fait du bien de se payer la tête de ceux qui n’ont pas arrêté de nous niaiser, qu’on pense à la Coalition avenir Québec (CAQ) et son chef, qui ne cessent de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, aux supermarchés, qui nous narguent avec leurs profits, à Serge Denoncourt, qui essaie de nous faire croire que HAIR ça parle d’aujourd’hui.

© David Ospina

L’art de l’équipe de Revue et corrigée, c’est d’épingler les têtes de Turc de l’année avec plus de dérision que de méchanceté, encore que je ne voudrais pas être Richard Martineau, les sœurs Boulay, Martin Matte ou Bernard Drainville. Ces derniers passent joyeusement à la moulinette de nos hôtes.

Parmi les têtes de Turc de l'année: les sœurs Boulay. © David Ospina

Cette année, les jumelages entre les personnalités raillées et les thèmes d’actualité abordés sont encore une fois très réussis.

Dans le numéro sur Barbie, film le plus populaire de l’année 2023, qui retrouve-t-on dans la boîte cadeau rose? Notre premier ministre canadien rebaptisé «Kenada». Justin Trudeau, qui aime se déguiser, est servi avec quatre changements de costume!

Justin Trudeau est rebaptisé «Kenada» dans le numéro sur Barbie, film le plus populaire de l’année 2023. © David Ospina

On a tous eu des problèmes avec le système de santé et son maudit fax. En guise de thérapie par le rire, on nous propose un sketch dans lequel l’espion Ethan Hunt a la mission, impossible, d’aller porter une réquisition chez son urologue. Pissant!

Qui dit mieux que les Paré pour incarner la crise du logement? Dans cette parodie tellement à point de La petite vie, l’innocent Réjean et l’abominable Rénald veulent évincer Pôpa et l’obliger à aller vivre avec ses vidanges.

Qui dit mieux que les Paré pour incarner la crise du logement? © David Ospina

La musique occupe encore cette année une place de choix dans le spectacle, servant de carburant au riromètre.

Le numéro de Ginette Reno qui chante dans tous les rayons de sa pharmacie Jean Coutu est puissamment drôle. Elle chante J’ai besoin d’un ami, bien sûr, mais aussi les «huiles essentielles», et son duo avec Jean-Pierre Ferland pour trouver toujours plus, un peu plus haut, un peu plus loin sur les tablettes, est franchement hilarant. D’autant que l’imitation que Marie-Ève Sansfaçon fait de Ginette est stupéfiante. La comédienne est aussi formidable en Diane Dufresne et en Marie Carmen.

La comédienne Marie-Ève Sansfaçon est formidable en Diane Dufresne. © David Ospina

Avant d’aller plus loin, arrêtez-vous deux secondes pour penser aux événements qui ont marqué votre année…

Vous avez bien cherché dans vos souvenirs? Eh bien, vous risquez de retrouver les mêmes dans le spectacle.

Vous avez pleuré la mort de Karl Tremblay des Cowboys Fringants? On lui rend hommage.

On rend hommage à Karl Tremblay, chanteur des Cowboys Fringants. © David Ospina

Vous avez fredonné le dernier succès de Charlotte Cardin? Vous le fredonnerez de nouveau, mais cette fois en vous grattant, car les paroles ont été changées pour plutôt parler de l’épidémie de punaises de lit qui a fait les manchettes à Paris.

Vous avez suivi la série Indéfendable? Elle est pastichée avec un client vraiment indéfendable: Donald Trump.

Donald Trump est un client vraiment indéfendable dans le pastiche de cette série télévisée. © David Ospina

Vous avez suffoqué à cause des feux de forêt? Sué en raison de la canicule? Écopé pour cause d’inondation? Tous les dérèglements climatiques ont leurs airs, pastiches de chansons célèbres de Jean Leloup (Y a pas de paradis ici) à Diane Dufresne (Donnez-moi de l’oxygène), en passant par Marjo (Provocante) et Marie Carmen (Entre l’ombre et la lumière).

Tous les dérèglements climatiques ont leurs airs, pastiches de chansons célèbres de Jean Leloup (Y a pas de paradis ici). © David Ospina

Pas de changement dans la distribution cette année. C’est la même dynamique équipe de pros que l’an dernier, constituée de Mariè-Ève Sansfaçon, que j’ai déjà nommée, l’ineffable Pierre Brassard, le pince-sans-rire Benoit Paquette, l’insolente Monika Pilon, et Marc St-Martin, l’Arturo Brachetti de la troupe. Le doyen de la bande est à la fois la drag queen Berthe Paprika, Tom Cruise dans Mission impossible, une Barbie qui danse, Yvon Deschamps, Claude Dubois et Éric Lapointe. Et bien d’autres, mais pas de Julie Snyder pour lui cette année.

Le comédien Marc St-Martin dans la peau d'Yvon Deschamps. © David Ospina

On retrouve Natalie Lecompte à la mise en scène, et Luc Michaud est de retour à la script-édition. On a l’impression que la chimie développée l’an dernier permet d’aller encore plus loin cette année.

Il faut bien l’avouer aussi, on dirait que les personnalités publiques donnent un coup de main pour que ce soit plus ridicule ou absurde d’une année à l’autre. Voir dans un numéro François Legault consulter le ChatGPT de la CAQ pour relancer le troisième lien ou pour accoucher de l’idée d’un match des Kings au Centre Videotron, c’est pas mal proche de la réalité. Même chose pour les points de presse surréalistes de Martin St-Louis, la campagne publicitaire de Pierre «Gros bon sens» Poilievre ou la propension de Vladimir Poutine, «Monsieur Niet», à vouloir effacer tout ce qui ne fait pas son affaire.

Voir dans un numéro François Legault consulter le ChatGPT de la CAQ pour relancer le troisième lien ou pour accoucher de l’idée d’un match des Kings au Centre Videotron, c’est pas mal proche de la réalité. © David Ospina

Encore une fois, ce n’est pas parce qu’on rit que c’est drôle, mais ça fait tant de bien!

Le succès de Revue et corrigée ne se dément d’ailleurs pas d’année en année, des supplémentaires viennent d’être annoncées jusqu’au 6 janvier.

Le succès de Revue et corrigée ne se dément pas d’année en année, des supplémentaires viennent d’être annoncées jusqu’au 6 janvier. © David Ospina

Retour sur 75 ans d’histoire du Rideau Vert

Revenons sur le 75e anniversaire du Théâtre du Rideau Vert qu’on célèbre en cette fin d’année 2023. Depuis septembre dernier, j’ai sur ma table de chevet un livre, Le Théâtre du Rideau Vert. Un premier rôle dans l’histoire, écrit par un collectif dirigé par André Ducharme, retraçant l’histoire de cette institution. J’attendais qu’arrive le 30 novembre, date anniversaire de la fondation de cette compagnie théâtrale, pour en parler.

À quelques jours de Noël, voilà un formidable cadeau à faire à quiconque aime le théâtre, l’histoire, la persévérance et l’audace humaine, la résilience des femmes. Il y a tout ça dans cet ouvrage publié aux Éditions de l’Homme.

À quelques jours de Noël, voilà un formidable cadeau à faire à quiconque aime le théâtre, l’histoire, la persévérance et l’audace humaine, la résilience des femmes.

L’embryon du Rideau Vert nous ramène à l’année 1947. Imaginez deux femmes, une Québécoise, Yvette Brind’Amour, et une Catalane ne parlant pas le français, Mercedes Palomino, qui se rencontrent sur un paquebot en direction de la France, tombent en amour, et décident de fonder ensemble une troupe parce qu’elles vouent un amour commun et sans limites au théâtre.

Les débuts sont cahoteux. On considère leur ambition démesurée, irréaliste. Yvette se marie pour éviter les qu’en-dira-t-on, et fait ménage à trois, à Vaudreuil, avec son époux et «sa secrétaire», qui est en fait l’éminence grise du Rideau Vert. Pendant des années, Mercedes se contente de vivre à l’ombre de sa douce moitié qui, elle, prend toute la lumière.

Leur projet a quelque chose de l’Everest à gravir, d’abord pour trouver un lieu où produire leurs spectacles, ensuite, pour financer l’opération, ce qu’elles feront à partir de leurs propres économies, les cachets à la télévision pour Yvette, le salaire gagné à Radio-Canada International pour Mercedes.

Dans cette histoire qu’on nous raconte, il y a quelque chose de proprement fabuleux en regard du féminisme de notre temps. Nos deux dames du Rideau Vert veulent offrir au public un théâtre de qualité, entre répertoire classique, pièces de boulevard et théâtre de création, mais avec toujours en tête la volonté de mettre les femmes en vedette. Nos deux pionnières sont des précurseures. Leurs choix artistiques permettront aux grandes actrices du Québec, vous les connaissez aussi bien que moi, de se faire valoir dans de grands rôles, souvent dans des mises en scène signées par d’autres femmes, notamment Yvette Brind’Amour elle-même, Janine Sutto, Danièle J. Suissa. Elles donnent aussi une voix aux auteures, qu’on pense à Marie-Claire Blais, Françoise Loranger, Antonine Maillet.

Photo: BAnQ

Le Théâtre du Rideau Vert n’a jamais cessé d’avancer, même quand ses fondatrices se sont séparées. Puisque le sujet est abordé dans le livre, mentionnons qu’Yvette a terminé sa vie avec la metteuse en scène d’origine marocaine Danièle J. Suissa (dont le livre nous donne des nouvelles fraîches). Mercedes, avec Antonine Maillet. L’écrivaine acadienne témoigne avec beaucoup d’émotion de sa relation avec cette femme forte et son théâtre, où elle a été en quelque sorte auteure en résidence de 1973 à 2003 (17 créations et 8 traductions).

Le parallèle qu’on fait entre La Sagouine, qui a vraiment été mise au monde au Rideau Vert (en octobre 1972), et Les belles-sœurs de Michel Tremblay, nées au même endroit (en août 1968), est vraiment fascinant. Voilà deux pièces qui, à peu près en même temps, ont donné une voix à des femmes de condition modeste que la société de l’époque ne voulait pas entendre. Encore une fois, le tandem Brind’Amour-Palomino faisait mentir ceux qui les accusaient d’être bourgeoises et élitistes en prenant un risque pour l’amour du théâtre.

L’ouvrage nous rappelle aussi combien le Rideau Vert a contribué à la professionnalisation du théâtre. Il fut un temps où le concepteur François Barbeau pouvait compter sur un atelier de couture complet pour fabriquer ses costumes. Le travail ne manquait pas avec au moins cinq productions par année, en plus de la longue période où le théâtre produisait de gigantesques spectacles pour enfants comptant jusqu’à 70 artistes sur la scène du Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts.

Dans les années 1990, Yvette Brind’Amour meurt (en 1992), usée, Mercedes a moins de poigne, les subventions gouvernementales baissent, les coûts de production montent, la concurrence a une incidence sur les abonnements, qui baissent, bref, la pérennité du théâtre de la rue Saint-Denis est mise à mal.

Le livre s’achève sur la manière dont les directeurs artistiques qui ont pris la relève des deux fondatrices se sont acquittés de la tâche de garder le navire à flot: Guillermo de Andrea, dans la continuité, Denise Filiatrault, avec son tempérament impétueux qui ne supporte pas l’immobilisme.

Je le répète, ce livre, abondamment illustré, est un magnifique cadeau qu’on peut se faire à soi-même ainsi qu’aux autres, mais aussi comme peuple qui a toujours besoin de se faire rappeler son histoire, car il n’y a jamais meilleure façon de savoir où on s’en va que quand on sait d’où on vient.