Photo: MNBAQ, Idra Labrie
3 décembre 2021Auteure : Anne Pélouas

Serge Lemoyne, l’enfant terrible

À Québec depuis fin octobre, l’exposition LEMOYNE. Hors jeu dévoile un personnage exceptionnel, un artiste visuel de la dissidence pour qui l’art se doit d’être aussi participatif.



Faut-il être un amateur de hockey pour apprécier vraiment l’exposition LEMOYNE. Hors jeu présentée jusqu’au 9 janvier prochain au Musée national des beaux-arts du Québec? Certainement pas, même si le parcours démarre en grand par la série vedette de Serge Lemoyne, Bleu, blanc, rouge, réalisée de 1969 à 1979 et rendant hommage aux Canadiens de Montréal et à leurs joueurs étoiles. Le musée se retrouve ici plongé dans un univers tricolore, celui de l’uniforme de l’équipe de hockey «pour moi hautement symbolique», disait l’artiste en 1992, parce que «le bleu-blanc-rouge, c’est nous autres; c’est notre culture; c’est notre histoire».

Photos: MNBAQ, Idra Labrie

Parmi les œuvres marquantes de ce cycle fondateur figurent Slizzer rouge (1969), Bleu, blanc, rouge continu 1, 2, 3 et, bien sûr, Dryden, immense tableau datant de 1975. Comme en écho, le musée présente en grande première le masque protecteur mythique de Ken Dryden, légendaire gardien de but des Canadiens de Montréal dans les années 1970, qui ne manquera pas d’attirer ses partisans.

Photo: MNBAQ, Idra Labrie

Il est utile de rappeler que la décennie créatrice, sur fond de hockey sur glace, de Serge Lemoyne avait démarré par une performance de peinture en direct à la galerie 20/20 de London en Ontario en 1969, suite logique pour celui qui se passionnait déjà depuis quelques années pour les happenings artistiques.

Ed Heal, photographe. Serge Lemoyne peignant lors de la soirée d'ouverture de son exposition à la 20-20 gallery, 28 octobre 1969. Archives and Special Collections, Western University

Faisant fi des conventions en arts visuels dès le début des années 1960, ce trublion n’eut de cesse tout au long de sa vie d’adopter «l’irrévérence esthétique que lui inspirent les néo-dadaïstes» et de s’intéresser de près à «l’art de la participation et à la création collective», précise un texte accompagnateur de l’exposition. Toute sa démarche artistique «ramène à l’idée d’abolir les frontières entre l’art et la vie», ajoute-t-on, et comment ne pas apprécier alors d’empoigner, entre deux déambulations dans l’espace «bleu, blanc, rouge», les cannes d’un jeu de table de hockey pour une partie endiablée? 

Photo: MNBAQ, Idra Labrie

200 œuvres et des archives revisitées

Le jeune expulsé de l’École des beaux-arts de Montréal (pour refus de se plier à certaines de ses exigences académiques) a tracé son propre chemin créatif et le parcours muséal rend bien compte à cet égard, à partir de nombreux documents d’archives, de son goût prononcé pour sortir du cadre, se mettre «hors jeu», comme le suggère le titre même de l’exposition.

Serge Lemoyne, Autoportrait, 1988-1989. Acrylique et photographie sur toile, 137,5 x 101,5 cm. MNBAQ. Don d’Yves Laroche (2013.101) © Succession Serge Lemoyne / SOCAN (2021). Photo : MNBAQ, Denis Legendre

On en trouve aussi la démonstration de salle en salle, au travers de quelque 200 œuvres présentées de façon plutôt chronologique. Dans la série Cosmos (1965-1966), Lemoyne explore de nouveaux médiums et expérimente des façons de mettre le public à contribution. Sans titre est ainsi un dessin qu’il réalisa avec du pigment fluorescent sous éclairage ultraviolet et qui devait offrir «une sensation visuelle insolite pour les visiteurs de l’époque».

Serge Lemoyne, Sans titre, de la série « Cosmos », 1966. Acrylique et peinture aérosol fluorescente sur papier, 72 x 61 cm. Collection Maurice Bourassa. © Succession Serge Lemoyne / SOCAN (2021) Photo : MNBAQ, Denis Legendre

Des sculptures «résidentielles»

L’exposition présente ensuite plusieurs œuvres des années 1980 qu’il consacre à honorer ceux qui ont influencé son travail. L’immense triptyque Trilogie d’un triangle noir, créé en 1987, est ainsi composé de trois structures triangulaires, peintes et enserrées par des cordes, aux noms évocateurs: Hommage à Christo, Hommage aux automatistes et Hommage aux plasticiens.

Serge Lemoyne, Station II, Hommage aux Automatistes, de la « Trilogie d’un triangle noir », 1987. Acrylique sur toile et sur tapis synthétique, corde de coton, corde de nylon et punaises assemblés sur styromousse et armature de métal, 350 x 500 x 30,5 cm. Collection Louis Lacerte © Succession Serge Lemoyne / SOCAN (2021). Photo : MNBAQ, Idra Labrie

La dernière partie de l’exposition n’est pas la moins intéressante, bien au contraire. On y retrouve plusieurs œuvres mêlant sculptures et peintures, dont une superbe Planche à repasser (1963), peinte aux couleurs d’une fusée en partance de Cap Canaveral.

Serge Lemoyne, Planche à repasser (Cap Canaveral), 1963. Huile et peinture-émail sur planche à repasser en bois avec oate de coton et tissu, 243,7 x 48,5 x 8 cm. Musée des beaux-arts du Canada, achat (39798) © Succession Serge Lemoyne / SOCAN (2021). Photo : MBAC

La plupart rappellent plutôt cependant l’importance qu’eut dans la vie de Serge Lemoyne la maison de sa famille à Acton Vale. Il y installe, au grenier, en 1961, son premier atelier. La demeure vibre à ses coups de pinceau, surtout après son acquisition en 1978. Elle devient alors comme une immense toile où tout, des murs au plafond, peut faire office de support à des expériences picturales, tandis que la maison est ouverte à tous vents, aux expositions extravagantes comme à divers évènements de création collective jusqu’en 1989. Elle deviendra même matière première de sculptures quand il en arracha certaines parties déjà peintes pour mieux les assembler à d’autres et détourner leurs sens. Escalier, porte, balustrade… Tout y passe pour faire éclater encore les carcans artistiques et donner à voir des œuvres singulières, où le bois coloré est roi.

Serge Lemoyne, Fenêtre à la balustrade, 1995. Acrylique sur bois et verre, 206 x 373,5 x 32 cm. Collection Louis Lacerte © Succession Serge Lemoyne / SOCAN (2021). Photo : MNBAQ, Idra Labrie

On se prend à se questionner, en sortant du musée après une si riche visite, sur la trajectoire qu’aurait suivie cet inclassable artiste, trop tôt disparu (en 1998 à l’âge de 57 ans), s’il était entré dans notre 21e siècle.