Voici mon dernier texte avant ma petite pause estivale bien méritée. J’ai pris l’habitude de vous laisser avec des idées de lecture pour vous accompagner ; du balcon au jardin, en passant par le quai ou la mer…
Nous n’irons peut-être pas très loin après cette sale pandémie ; or, vous savez à quel point les livres sont des voyages à leur manière. Pas étonnant qu’on ait tant lu en pandémie, que les bouquins soient venus à la rescousse plus souvent qu’à leur tour. Mon humble liste vous aidera peut-être à faire des choix devant la teneur magistrale de l’offre en librairie. Il y a souvent de quoi s’y perdre. Il s’agit ici de petites bouées pour garder la tête hors de l’eau en attendant l’éclaircie. Prenez soin de vous et des vôtres. À tout bientôt !
Poursuite de Joyce Carol Oates
L’Américaine octogénaire Joyce Carol Oates fait partie de mes écrivaines préférées. Elle est d’une redoutable efficacité avec son talent indéniable pour jouer avec le mystère et les atmosphères louches, laissant ainsi planer les pires dérives dont, hélas, l’humanité est capable. Dans ce court et dépouillé nouveau roman, elle dresse le portrait d’une jeune femme que le passé rattrape après un étrange accident au lendemain de son mariage. En s’interrogeant sur les origines de sa nouvelle épouse, son mari la forcera à confronter un passé hanté par des démons qui donnent froid dans le dos. Du haut calibre.
Poursuite, Joyce Carol Oates. Éditions Philippe Rey. 2021. 224 pages.
Dans les murs de Maya Ombasic
Difficile de ne pas être remué au sortir de l’histoire de cette Laure Capelli, héroïne qui quitte mari et fils pour se rendre à Trieste, question de prendre le large, alors que rien ne va plus dans son couple. La possibilité de trouver là-bas des manuscrits inédits pour faire avancer ses recherches sur la littérature migrante tombe donc à point. Elle y trouvera plus, vous vous doutez bien… S’il y a bien un homme dans les coulisses de cette histoire enivrante qui va à ravir avec le retour des grandes chaleurs, il s’y présentera pour l’héroïne l’occasion de découvrir que la joie intérieure et ses vibrations ne dépendent de personne d’autre qu’elle-même pour atteindre leur apogée. Un roman qui m’habite encore.
Dans les murs, Maya Ombasic. VLB Éditeur. 2021. 278 pages
Bermudes de Claire Legendre
Le corps d’une certaine Nicole Franzl dite Franza, écrivaine autrichienne ayant écrit en langue allemande puis française et ayant passé au Canada les dix dernières années de sa vie, aurait disparu du bateau sur lequel elle se trouvait. Sa dépouille n’a d’ailleurs jamais été retrouvée dans les eaux glacées du Saint-Laurent. Ni ailleurs. L’héroïne de cette magnifique histoire de Claire Legendre est une écrivaine en résidence au Québec qui doit écrire la biographie de cette disparue, retracer sa route, éclaircir certains pans de sa vie étonnante. Cette quête sera l’occasion de réfléchir à l’amour, aux relations, aux départs, à la création, aux naufrages et aux mystères insolvables comme ces Bermudes attisant les manques et les peurs. Déstabilisant et convaincant pour les plus saisissantes traversées estivales.
Bermudes, Claire Legendre. Leméac. 2021. 216 pages.
Si ça saigne de Stephen King
En plus de nous donner à lire la suite inédite du thriller L’Outsider, paru en 2018, Si ça saigne, nouvel opus de Stephen King, compte trois autres longues nouvelles déstabilisantes qui démontrent l’étendue du talent du grand maître américain qui n’a pas peur de défoncer des tabous, d’aller dans les plus profonds retranchements de l’âme humaine pour faire ressortir ce que nous ne décelons que trop peu chez l’autre, ce qu’on s’évertue tant à cacher, des années durant parfois même. Quatre histoires donc ici, quatre moments captivants dont on savoure chacune des lignes, à la condition d’aimer le genre, bien sûr !
Si ça saigne, Stephen King. Albin Michel. 2021. 457 pages.
Filibuste de Frédérique Côté
J’ai tout aimé de ce texte regroupant les dialogues et les pensées d’une mère et de ses trois filles (Delphine, Flavie et Bébé) au sujet du père de famille dont la vie bascule après un accident de la route et qu’on n’entend jamais. « On racontera son histoire, mais lui ne parlera pas », note la narratrice. Or, sans lui, il n’y aurait pas eu cette tragédie qui plane au-dessus de cette histoire, jetant un éclairage juste et percutant sur le rang de ces femmes dans la famille, leur rôle, leur regard sur la téléréalité qu’elles suivent et qui soulève leurs passions les plus sincères. Filibuste, c’est aussi une prise de parole nécessaire de femmes à qui on a coupé ou ridiculisé le discours. Vous dire comme ça fait du bien d’aller dans ces retranchements…
Filibuste, Frédérique Côté. Le Cheval d’août. 2021. 110 pages.
Entre toutes les mères de Ashley Audrain
Traduit de l’anglais par Julia Kerninon, autrice du spectaculaire Liv Maria, ce premier roman de la Canadienne Ashley Audrain, d’abord intitulé The Push, sera traduit dans une trentaine de langues et les droits pour que cette histoire soit portée à l’écran viennent d’être vendus. C’est quand son fils avait six mois qu’Audrain a commencé à écrire ce thriller qui raconte le « post-partum » de Blythe, pour qui, après la naissance de sa fille Violet, bébé de l’amour, voulu, désiré, attendu, rien ne se passe comme prévu. Maman au désespoir à peine masqué, elle a l’impression que sa fille ne l’aime pas, lui préférant le père, et qu’elle ne fait rien de bon. On s’en doute, des tensions dans le couple et des comparaisons avec d’autres nouvelles mamans s’accumulent jusqu’à la descente aux enfers racontée habilement. On attend son second roman. Elle a signé un contrat de deux titres à venir pour trois millions de dollars, vous imaginez !
Entre toutes les mères, Ashley Audrain. Éditions JC Lattès. 2021. 363 pages.
Le parfum des fleurs la nuit de Leïla Slimani
C’est jusqu’à maintenant un de mes récits favoris de l’année 2021. L’écrivaine d’Une chanson douce a eu pour mission, avec d’autres écrivains, de passer une nuit au musée et d’écrire les réflexions et impressions que lui a inspirées l’expérience. « Vendu » ainsi, le projet m’attirait peu, je l’admets ; or, notons que c’est quand même à la Punta della Dogana, ce magnifique musée qui avance en pointe sur le Grand Canal, à Venise, qu’elle devait faire son « dodo ». Dès les premières pages, j’ai été conquise une fois de plus par l’efficacité de son écriture, mi-drôle, mi-lucide, empreinte de poésie, d’autodérision, de confidences, de paroles sur l’enfermement, de ses obsessions, comme celle qui me rejoint particulièrement de trouver un endroit pour aller fumer en cachette. Quelle magnifique œuvre, j’y retournerais à l’instant. Encore et encore.
Le parfum des fleurs la nuit, Leïla Slimani. Éditions Stock. 2021. 160 pages.
La fille d’elle-même de Gabrielle Boulianne-Tremblay
J’ai eu un réel coup de cœur en début d’année pour cette jeune primo-romancière trans qui raconte le lent, difficile, mais ô combien salvateur chemin vers son émancipation, coûte que coûte, au gré des préjugés, violences, coups du destin, volte-face amoureuses et autres puissantes déceptions qui mettent à mal son amour de la vie sans pour autant l’anéantir. Toujours, en elle, ce désir de rester à flot, de s’agripper aux espoirs qui apparaissent ici et là à travers des mains tendues et des parcelles de bienveillance. Et quelle leçon d’humanité qui me semble essentielle, sans acrimonie ou désir de vengeance ! Tout est nécessaire ici, en plus de cette écriture imagée.
La fille d’elle-même, Gabrielle Boulianne-Tremblay. Éditions Marchand de feuilles. 2021. 338 pages.
La désidérata de Marie Hélène Poitras
On s’était ennuyé de la plume de cette écrivaine québécoise, si près à bien des égards du monde imaginaire de la grande Anne Hébert qu’elle aime tant. Marie Hélène Poitras a le don de créer des ambiances mystérieuses, oniriques, un peu embrumées, mais poignantes au point d’habiter longtemps les lecteurs grâce aux questions actuelles qu’elle soulève subtilement. Dans La désidérata, les personnages vivent une métamorphose, surtout Jeanty devenu Jeantylle qui revient à la maison, à Noirax, un village hors du temps où règne la famille Berthoumieux en respectant une lignée patriarcale d’où les femmes sont violemment éliminées. Des arrivées viendront chambouler cet ordre. Aussi offert en livre audio, lu par la comédienne Pascale Montpetit, sur une musique de Marie-Pierre Arthur, ce conte est traversé par beaucoup d’humanité et un soupçon de philosophie qui fait du bien.
La désidérata, Marie Hélène Poitras. Éditions Alto. 2021. 182 pages.
Les Lionnes de Lucy Elmann
L’été – ou les vacances pour les plus chanceux d’entre vous – me semble une période tout indiquée pour se lancer dans un roman-expérience, de ceux qui remuent un peu en bousculant conventions et a priori. Finaliste au prestigieux prix Booker, cette brique d’envergure, huitième de l’écrivaine britannico-américaine qui réside en Écosse, est un flux de conscience ininterrompu, la dissection du cerveau hyper chargé d’une femme moderne, la narratrice mère au foyer qui passe sa vie dans sa cuisine et qui, sans se censurer (d’où la sincérité extraordinairement impressionnante du projet), critique le système de santé, les inégalités sociales, la lutte des classes, la domination patriarcale, l’extermination des peuples autochtones, l’ère Trump, etc. On est au cœur de grandes questions d’actualité scrutées par une grande lucide. C’est un livre qui a besoin de macérer, de ceux qu’on peut passer plusieurs mois à prendre et reprendre sans jamais sentir qu’il nous a échappé entre temps.
Les Lionnes, Lucy Elmann. Éditions Seuil. 2021. 1143 pages.