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Guy Lafleur, une légende s’éteint

Le plus célèbre attaquant du Canadien de Montréal vient de rendre les armes. Guy Lafleur, qu’on savait atteint d’un cancer du poumon depuis 2019, s’est éteint. Il avait 70 ans.

Né en 1951 à Thurso, Guy Lafleur a toujours été passionné de hockey. Son rêve, alors qu’il est tout jeune: devenir comme son idole, Jean Béliveau.

Avant même d’intégrer la LNH, Guy Lafleur fait jaser. Avec ses 130 buts et 209 points lors de sa dernière saison dans le junior, il est déjà considéré comme une légende. Sa présence sur glace est comparée à celle de Jean Béliveau et de Maurice Richard, rien de moins!

C’est en 1971 que Guy Lafleur est repêché par le Canadien de Montréal. Les attentes sont élevées, mais le numéro 10 déçoit. Il faut attendre 1974-1975 pour véritablement voir son talent éclore. Cette saison-là, il marque 53 buts et obtient 66 assistances. Place au «Démon blond»! Cheveux au vent, Lafleur ne cesse d’impressionner et de ravir ses fans avec ses remontées spectaculaires et son puissant tir. «Guy! Guy! Guy!», résonnent les murs du Forum.

Les années et les exploits se poursuivent jusqu’en 1985, année où le célèbre numéro 10, chandail qu’il a porté pendant plus de 1000 matchs, est élevé au plafond du Forum. Après une retraite de trois ans, Lafleur fait un retour avec les Rangers de New York, puis avec les Nordiques de Québec. C’est en 1991 qu’il accroche officiellement ses patins.

Au cours de sa carrière, en plus d’avoir permis au Canadien de Montréal de remporter cinq coupes Stanley, Guy Lafleur a récolté de nombreux honneurs, dont trois fois le trophée Art-Ross, remis au meilleur pointeur de la LNH, et deux fois le trophée Hart pour le joueur le plus utile de la LNH. À ce jour, Guy Lafleur demeure le plus grand compteur du Canadien de Montréal.

Prix de consolation, s’il en est un: la vie de Guy Lafleur sera portée au grand écran. L’écriture de ce film, qui promet de faire sensation, a été confiée à Luc Picard. Aucune date de sortie n’a été annoncée jusqu’à maintenant.

À voir ou à revoir

Défilés de la coupe Stanley à Montréal dans les années 1970

Envoûtante Lhasa, Fred Goodman

Cette semaine, j’ai fait la lecture d’un ouvrage qui m’a rappelé un souvenir vieux de plus de 20 ans. Dans le millénaire précédent, en 1998, je suis appelé à couvrir le spectacle d’une nouvelle venue au Club Soda. Ce que je vois ce soir-là me chavire. Tellement, qu’à l’issue du spectacle, je demande à l’interviewer pour comprendre ce qui venait de se passer. À la fin de l’entrevue, je lui fais la bise, alors qu’on ne se connaît même pas. Je venais de succomber au magnétisme de Lhasa de Sela. Le livre qui m’a replongé dans ce souvenir, c’est une biographie de Fred Goodman, judicieusement intitulée Envoûtante Lhasa.

L’auteur de ce livre est lui aussi tombé sous le charme de cette artiste unique en son genre, mais dans son cas de façon posthume. Le New-Yorkais Fred Goodman a entendu Lhasa de Sela pour la première fois en janvier 2010 à la station de radio WBAI, dans une émission qui soulignait son décès à l’âge de 37 ans. Spécialisé en musique, cet ancien rédacteur du magazine Rolling Stone n’en revient pas de ce qu’il entend, et se demande comment cette chanteuse vivant à Montréal, mais née aux États-Unis, est passée sous son radar et celui de nombre de ses compatriotes. Goodman entreprend donc d’écrire son histoire. Le titre anglais du livre dit beaucoup de sa démarche: Why Lhasa de Sela Matters.

«Lhasa était une artiste majeure qui aurait mérité d’être reconnue comme telle, et ce livre vise à lui rendre justice», écrit-il.

Mais ce qui rend cet ouvrage aussi fabuleux, c’est que l’auteur va au-delà de l’œuvre. Il nous présente un personnage complexe, une personne à la fois tribale et de nature indépendante, bohème, mais extrêmement exigeante pour elle-même, rieuse, néanmoins préoccupée par des questions philosophiques d’une grande profondeur.

La discographie de Lhasa compte seulement trois albums: La Llorona (1998), The Living Road (2003) et Lhasa (2009). Chacun est différent, mais aucun ne correspond à la mode du moment. La chanteuse n’a jamais voulu faire de la chanson populaire. Ses racines sont ailleurs. L’artiste a été élevée dans une forme d’autarcie culturelle, sans téléphone, ni télévision, à lire beaucoup, et à écouter autant Maria Callas, que sa mère adorait, que les rancheras mexicaines ou les chansons engagées chiliennes chéries par son père.

Grâce à des entrevues faites avec les parents de Lhasa (Alejandro de Sela et Alexandra Karam), ses sœurs (Sky, Samantha, Ayin, Gabriella Miriam Eden) et son frère (Mischa), on peut avoir une idée assez précise de la vie de bohème que Lhasa a vécue enfant. Trimballée d’une ville à l’autre, de New York à Sacramento, de Castroville à Guadalajara, à San José del Cabo, vivant dans un autobus, privée d’école mais grandement stimulée à apprendre par elle-même, contrainte à être tous les jours créative, Lhasa de Sela a un parcours qui ne ressemble à celui de personne, sauf celui de sa fratrie.

Avec ses sœurs. Photo: Alexandra Karam

«Élevée dans la marge, habituée à l’instabilité, Lhasa a appris à ne compter que sur elle-même et sur sa famille. Cette disposition allait teinter pratiquement toutes ses relations jusqu’à la fin de ses jours.»

Photo: Alexandra Karam

C’est d’ailleurs la présence d’une de ses sœurs à l’École nationale de cirque de Montréal qui amènera Lhasa de Sela au Québec. En bonne autodidacte, elle apprend assez rapidement le français et se fait des amis au nombre desquels se trouve Yves Desrosiers, musicien de Jean Leloup. Avec lui, elle développe un projet de disque en espagnol inspiré du folklore mexicain. Les chansons originales, écrites en collaboration avec son père, sont tantôt tragiques, tantôt mélancoliques, toujours intenses, servies par une voix rauque qui ne laisse personne indifférent.

Son guitariste Rick Haworth dit ceci: «Je n’ai jamais vu de chanteuse se plonger aussi profondément dans une chanson. Elle la creusait jusqu’à la moelle.»

Une amie, Sandra Khouri, renchérit:

«On n’assistait pas à un spectacle: on entrait dans son univers. Elle était une véritable magicienne de l’âme.»

Le disque La Llorona, 500 000 exemplaires vendus, fait d’elle une vedette au Québec, au Canada, en France, en Europe, mais pas aux États-Unis.

C’est alors que le livre nous fait découvrir la nature très indépendante de Lhasa de Sela. Malgré le succès qu’elle connaît et qu’elle pourrait continuer à faire fructifier, la chanteuse refuse de poursuivre dans le créneau de la musique folklorique mexicaine en espagnol qui l’a révélée.

Pour son deuxième disque, elle veut aussi chanter en anglais et en français, des histoires à elle. Mais l’exigeante Lhasa considère qu’elle n’a pas suffisamment d’expérience de la vie pour écrire des chansons qui la satisfassent. Elle décide donc d’explorer autre chose à Marseille, où se trouvent quelques-unes de ses sœurs. Elles monteront ensemble un spectacle de cirque. Son séjour en France dure quelques années.

Il faudra attendre 2003 pour qu’elle refasse un nouveau disque, et ce ne sera pas avec Yves Desrosiers, l’artisan de son premier succès, mais avec François Lalonde, lui aussi un ancien musicien de Jean Leloup.

En bon journaliste spécialisé en musique, Fred Goodman excelle à expliquer le processus de création d’un disque. Dans le cas de The Living Road, il raconte le choix des instruments, les techniques d’enregistrement, les sources d’inspiration, les tonalités, tout y passe dans un langage simple, mais qui témoigne de la complexité de faire de la musique originale et durable, ce qu’offrira ce deuxième enregistrement de Lhasa de Sela.

Le New-Yorkais Fred Goodman a entendu Lhasa de Sela pour la première fois en janvier 2010 à la station de radio WBAI, dans une émission qui soulignait son décès à l’âge de 37 ans. Photo: Janet Goodman

Le biographe met autant de soin à raconter les détails de la tournée qui s’ensuit, la magie qui surgit soir après soir dans des lieux souvent inusités. Goodman ne perd cependant jamais de vue son objectif initial, soit de rendre justice au talent rare de son sujet et de révéler la particularité de sa personnalité.

Ainsi, lorsqu’on arrive à l’étape du troisième disque (Lhasa), tout en anglais, on n’est pas si surpris de voir la chanteuse tourner le dos à ses collaborateurs du disque précédent, c’est devenu une habitude chez elle, un must pour continuer d’avancer. Cette fois, elle assume la direction artistique. Elle décide de changer de registre vocal, car elle n’en peut plus de forcer sa voix. Elle s’entoure de musiciens anglophones du Mile End (Joe Grass, Andrew Barr, Miles Perkins, Patrick Watson) dans l’espoir de conquérir les Américains, qui lui ont résisté jusqu’alors.

Mais ce disque se fait sous de mauvais augures. Lhasa reçoit au même moment un diagnostic de cancer du sein, stade 4. Les dernières pages du livre sont douloureuses. On y voit une artiste qui tergiverse devant la manière de combattre la maladie, les limites qu’elle dépasse pour livrer son ultime disque et le présenter au public, les souffrances qu’elle connaît avant de mourir entourée de sa famille, le vide qu’elle laisse autour d’elle lorsqu’elle s’éteint.

Patrick Watson confie: «Quand elle est morte, pour moi, c’est un morceau du monde qui est mort.»

Je vous le dis, ce livre est plus qu’une bio de chanteuse, c’est une rencontre avec une artiste intègre et acharnée, un esprit libre, un personnage charismatique, une femme qui oblige à se poser des questions sur la vie, la mort, la spiritualité. Envoûtante Lhasa! 

Mouffe: Au cœur du showbiz, Carmel Dumas 

On parle beaucoup en 2020 de l’année 1970. Et pour cause, c’était il y a 50 ans, excellent prétexte pour faire des bilans. Par exemple, les derniers jours ont été l’occasion de faire un nouveau bilan de la crise d’Octobre et de la Loi des mesures de guerre qui s’en est suivi, un moment dramatique, charnière de notre histoire. Cet épisode donne l’impression que 1970 a été lugubre. Eh bien, non, en tout cas, pas totalement!

Cette année-là, la culture québécoise était en ébullition et a laissé des trésors. L’auteure Carmel Dumas nous fait revivre cette effervescence en braquant les projecteurs sur Mouffe, une femme qui a été au cœur de cette fission et n’a jamais cessé d’en attiser les braises, mais dont la contribution n’a jamais été reconnue à sa juste valeur. L’ouvrage s’appelle Mouffe: Au cœur du showbiz.

Mouffe: Au cœur du showbizz, c’est comme découvrir la face cachée de la lune. Un être attachant. Une lecture attractive!

Cette biographie à quatre mains (Mouffe a participé à l’écriture) embrasse toute la vie de Claudine Monfette, de son enfance bourgeoise à Outremont à sa vieillesse sereine et solidaire… à Outremont.

Mais revenons d’abord à 1970. C’est en cette année que naît Ordinaire, une des plus grandes chansons du répertoire francophone, gagnante du Grand Prix de la chanson au Festival de Sopot en Pologne. Mouffe a écrit ce texte empreint d’une grande maturité alors qu’elle n’avait que 25 ans. On lui doit aussi, la même année, Miss Pepsi et Deux femmes en or, deux textes qui réaffirment le côté piquant de sa personnalité révélée dans le retentissant Osstidcho ou le film Jusqu’au cœur de Jean-Pierre Lefebvre.

Mouffe (debout) avec Louise Forestier (assise) pendant l'Osstidcho. Photo: Centre d'archives de Montréal, fonds Journal Québec-Presse

Ses contributions au répertoire de Charlebois (ajoutons Cœur en chômage, mieux connue sous le nom de Mme Bertrand, et Le mur du son), et l’instinct qu’elle déployait pour propulser son chum n’ont pas toujours été reconnus puisqu’elle vivait dans l’ombre d’un être aussi hors-norme qu’exubérant. Elle-même a beaucoup minimisé son rôle.

«Je n’ai fait que suivre son inspiration tout en essayant de bien l’encadrer, de le mettre en valeur. Je l’aimais, je voulais qu’il soit bon.»

Il y a dans cette déclaration de Mouffe tout ce qu’elle a incarné sa vie durant, une forme d’abnégation au service d’abord de Robert Charlebois et ensuite d’une multitude d’artistes, d’organismes ou d’événements au service desquels elle a mis son sens de l’organisation, sa sensibilité artistique et humaine, son savoir-faire, pour accoucher de spectacles intimes ou grandioses, pour créer des émissions de télé mémorables ou pour mettre en orbite de nouveaux talents.

Mouffe a mis en scène J’ai vu le loup, le renard, le lion avec Leclerc-Vigneault-Charlebois en ouverture de la Superfrancofête en 1974, le show de femmes Ça s’pourrait-tu? sur le mont Royal en 1975, le premier spécial Céline Dion en 1982, Magie rose de Diane Dufresne en 1984, Chaud 95 de Roch Voisine, d’innombrables galas de l’ADISQ et autant de Shows du Refuge. Elle flairera le talent de Jean Leloup à Granby, celui de Catherine Major à Petite-Vallée, épaulera quantité d’artistes de la relève dans des ateliers à Natashquan, Saint-Placide ou Vaudreuil.

Le livre de Carmel Dumas fourmille de ces exemples qui démontrent à quel point Mouffe, aussi discrète fût-elle, a façonné le showbizz québécois avec une approche respectueuse, inclusive, pleine d’ouverture.

Pour peu que je la connaisse, j’ai toujours trouvé que cette femme était l’incarnation de l’efficacité et de la bonté. Cette citation m’a conforté dans mon impression:

«Je crois que l’on obtient plus en laissant croire aux gens que ce sont eux qui ont l’initiative. Moi, je cherche l’harmonie dans la vie. Je recherche que les gens m’apportent leur part et j’apporte ma part aussi. Je n’aime pas crier. Ça me fatigue beaucoup.»

Dans Ordinaire, Mouffe écrit:

«Le jour où moi j’en pourrai pu

Y en aura d’autres plus jeunes plus fous

Pour faire danser les Boogaloos»

J’adore ce passage, et tout autant le regard que son auteure jette sur la vieillesse à la fin de sa biographie:

«Vieillir, c’est la seule justice sur la Terre. Ça arrive à tout le monde qui est vivant. Être vieux n’est pas une tare ou un défaut, c’est un passage. Si tu es en santé, c’est toi qui décides comment tu le traverses… La seule sagesse est de l’accepter.»

Mouffe: Au cœur du showbiz, c’est comme découvrir la face cachée de la lune. Un être attachant. Une lecture attractive!

Ici Christine St-Pierre. De l’école de rang au rang de ministre

Les amateurs de biographie sont gâtés cet automne. Une parution n’attend pas l’autre. Cette semaine, je vous parle de l’autobiographie de Christine St-Pierre, qui nous appâte avec un titre très accrocheur: Ici Christine St-Pierre. De l’école de rang au rang de ministre. Il y a toute une vie dans ce titre: de ses origines modestes à cette très haute fonction qui transforme la vie de n’importe quel élu, en passant par le fameux Ici, si identifiable à Radio-Canada, où elle a passé 30 ans comme journaliste.

Même si elle a tout juste 66 ans, Christine St-Pierre a connu l’école de rang. Elle commence son primaire dans le même bâtiment que son père a fréquenté, une école de rang construite au début du siècle. Il n’y a qu’une seule classe, et ils sont 19 élèves de la première à la septième année. L’hiver, elle s’y rend en traîneau tiré par des chevaux! Sur la ferme familiale, à Saint-Roch-des-Aulnaies, elle aide son père dans son commerce de vente de poulets.

Comme on le sait, la Révolution tranquille chamboule tout, très vite, y compris dans le comté de L’Islet. À La Pocatière, où elle fait son cégep, elle glande, fume du pot. On n’est plus dans un épisode des Filles de Caleb, sa vie ressemble plus à Hair. Jusque-là, on imagine mal comment cette jeune fille peu intéressée par les études et vivant dans un milieu familial dysfonctionnel trouvera son chemin dans la vie.

C’est dans les Maritimes, où elle suit son amoureux, un Guy Laliberté (pas celui du cirque) parti étudier la psychologie à l’Université de Moncton, qu’elle trouve sa vocation: les communications. Après son bac, elle déniche un boulot de recherchiste à la station régionale de Radio-Canada au Nouveau-Brunswick. La mèche est allumée, et c’est à la station CBV de Québec qu’elle tentera d’entretenir plus sérieusement la flamme.

Rendu là dans le récit, je dois avouer que je me suis beaucoup reconnu dans les défis qui se posent alors à Christine St-Pierre. J’ai commencé à l’information de Radio-Canada à peu près dans les mêmes années qu’elle, une période où il était très difficile de percer. Pour un patron qui croyait en vous, il y en avait un autre pour vous faire trébucher. Parallèlement, les syndicats négocient une convention collective très contraignante en matière d’embauche, qui a souvent l’effet de freiner les ambitions les plus légitimes. Christine St-Pierre vivra donc le statut de journaliste surnuméraire, avec ses horaires ingrats et imprévisibles, jusqu’en 1983. Cette année-là, elle obtient, à sa grande surprise, cette fameuse permanence qui permet enfin d’envisager une carrière dans la grande boîte.

La sienne démarre plutôt en trombe grâce à son affectation aux faits divers pour la radio à Montréal. On a beau appeler ça les chiens écrasés, ce secteur ne connaît jamais de temps morts et plonge continuellement son titulaire dans la vraie vie. Elle se retrouve souvent au palais de justice, un beat, comme on dit dans le jargon, qui demande beaucoup de doigté. Le livre est alors l’occasion de se souvenir d’affaires retentissantes, comme le procès suivant le massacre de Lennoxville, où cinq motards sont assassinés et jetés dans le fleuve à la hauteur de Sorel.

En 1988, elle passe de la radio à la télé. Dans un de ses premiers reportages, elle raconte la vie misérable des habitants de Kitcisakik, qu’on appelait alors le Camp Dozois, à une centaine de kilomètres de Val-d’Or.

L’auteure se souvient du peu d’impact que ce genre de sujet avait il y a trente ans.

«[…] mes reportages ne font pas la manchette. En 1988, la misère des "Indiens" ne fait pas saigner les cœurs. Beaucoup de gens les perçoivent encore comme des bons à rien qui ne méritent pas mieux.»

Ce qui est intéressant de ce livre, c’est que Christine St-Pierre revisite son parcours avec franchise et émotion, sans complaisance par rapport à elle-même. À propos de la tuerie de Polytechnique qu’elle couvre le 6 décembre 1989, elle dit: «Nous devons nous élever au-dessus de nos émotions, mais cette fois-ci, c’est impossible, je suis complètement chamboulée.»

Et elle ajoute: «Le tueur visait les femmes, c’est clair. Et comme je suis une femme, je me sens visée. Je suis féministe. La défense de nos droits, c’est notre cause à nous toutes.»

Cette profession de foi féministe ne se démentira pas tout au long de sa carrière de journaliste et de ministre. Même si elle n’a jamais eu d’enfant (le plus grand drame de sa vie), elle fera toujours tout en son pouvoir pour faire avancer les dossiers qui concernent précisément les femmes, particulièrement lorsqu’elle détient le poste de ministre de la Condition féminine dans le premier cabinet paritaire de l’histoire du Québec et du Canada.

Son livre fait même écho au mouvement #moiaussi. Elle évoque l’histoire abracadabrante d’une jeune femme qui, au milieu des années 1990, tombe entre les griffes d’un juge. La journaliste a tous les détails de cette relation toxique, une nouvelle au potentiel explosif pour la carrière très contestée du juge Jean Bienvenue. La victime renonce à dénoncer son abuseur. La journaliste laisse donc tomber l’histoire. Vingt-trois ans plus tard, alors qu’elle rédige son autobiographie, Christine St-Pierre reçoit un courriel de cette même personne qui n’en peut plus de vivre avec son secret. La députée la met en relation avec la journaliste Mylène Moisan du Soleil, et consacre quelques lignes à cet épisode dans son livre en lui dédiant le chapitre sur le juge et la petite fleur.

Revenons à notre chronologie.

L’éclat de la carrière d’un journaliste dépend souvent de l’actualité qu’il est appelé à couvrir. Christine St-Pierre a souvent été choyée par la conjoncture. Elle devient correspondante à l’Assemblée nationale en 1992 dans la foulée du rapport Allaire et de l’Accord de Charlottetown. C’est elle qui obtient la primeur du départ de Robert Bourassa. Elle est aux premières loges lors du référendum de 1995.

Lorsqu’elle se retrouve sur la colline parlementaire à Ottawa en 1997, c’est la loi sur la clarté référendaire qui monopolise l’attention. Ce sera ensuite le scandale des commandites. Aucun doute, comme courriériste, Christine St-Pierre en apprend beaucoup sur les rouages de la vie politique et parlementaire. Des enseignements qui ne manqueront pas de lui être utiles un jour. Mais le moment de faire le saut en politique n’est pas encore venu, ce qui ne l’empêche pas d’être souvent approchée.

En 2001, la journaliste devient la correspondante de la télévision de Radio-Canada à Washington. Alors qu’elle est à peine en poste surviennent les attentats du 11 septembre. Encore une fois, je me sens proche de son récit. Sa description des premières heures de cette journée insensée ressemble à ce que j’ai vécu, ayant moi-même été appelé à commenter en direct les événements à New York, où je me trouvais ce jour-là.

«On m’a souvent posé la question: avais-tu peur? Ma réponse peut paraître étrange, je n’avais pas le temps de penser à ça», écrit-elle.

Couvrir l’actualité américaine, qui déborde souvent sur l’actualité internationale, est grisant. Après les Jeux olympiques de Salt Lake City, le déclenchement de la guerre en Irak, les présidentielles de 2004, pour ne nommer que quelques événements, Christine St-Pierre revient au pays. Comme cela arrive souvent pour les correspondants à l’étranger, le retour n’est pas facile.

Dans un revirement qui ressemble à un acte manqué, la journaliste, qui est redevenue courriériste parlementaire à Ottawa, signe à l’automne 2006 un texte d’opinion dans lequel elle endosse l’engagement du Canada en Afghanistan et vante le travail des militaires qui sont déployés là-bas. En rompant avec la sacro-sainte objectivité qu’on attend d’elle, elle signe l’arrêt de mort de sa carrière. Devant le cul-de-sac dans lequel elle se trouve, elle décide d’écouter les offres qui lui viennent du milieu politique. Quelques mois plus tard, elle annonce qu’elle sera candidate pour le Parti libéral, flanquée du premier ministre du Québec Jean Charest.

Dans la deuxième moitié de sa biographie, Christine St-Pierre aborde sa vie de politicienne sans perdre sa franchise et son humilité. Beaucoup moins sur la défensive que lorsqu’elle fait face aux journalistes dans les scrums ou lorsqu’elle répond à ses vis-à-vis de l’opposition à l’Assemblée nationale. On sent dans son discours le besoin de dire ce qu’elle a accompli dans les nombreuses fonctions ministérielles qu’elle a occupées, que ce soit à la Culture, aux Communications, à la Condition féminine, comme responsable de la langue française ou aux Relations internationales. C’est vrai que dans le feu de l’action, les médias s’intéressent plus à ce qui retrousse qu’à ce qui réussit.

Comme journaliste culturel, j’ai été témoin de plusieurs de ses bons coups. C’est sous sa gouverne, et avec l’appui indéfectible de sa collègue au Conseil du trésor, Monique Jérôme-Forget, que le feu vert au Quartier des spectacles et à la Maison symphonique a été donné. On peut dire qu’elle s’inscrit parfaitement dans la lignée des femmes libérales qui ont marqué le ministère de la Culture, les Lise Bacon, Liza Frulla, Line Beauchamp.

Avant d’aborder cette lecture, je trouvais un peu présomptueuse l’idée de Christine St-Pierre de raconter sa vie. Au fil de la lecture de ce livre écrit dans un style direct comme un topo de nouvelle, et riche de détails (on reconnaît la touche de son collaborateur Marc Gilbert, un homme érudit, bon conteur et curieux des autres), j’ai dû me raviser. Certes, le portrait qu’elle fait d’elle est plutôt discret sur sa vie privée (elle parle peu de Jean-Pierre Plante, avec qui elle partage sa vie depuis les années 1980) et fait l’impasse sur son passage sur les banquettes de l’opposition (c’est comme si cette traversée du désert n’avait pas existé), mais cette femme opiniâtre qui a vécu une vie publique et professionnelle intense, au service de causes nobles qui lui tiennent à cœur, avec des principes auxquels elle demeure fidèle, ne manque pas de choses à nous raconter. On s’entend que c’est sa version, mais à travers elle, c’est aussi une partie de l’histoire du Québec qu’on voit défiler, et ça ne manque pas d’intérêt.

Ici Christine St-Pierre. De l'école de rang ou rang de ministre. Christine St-Pierre et Marc Gilbert. Éditions du Septentrion. 2020. 308 pages.

Robert Blondin. Pluriel de Luc Gonthier

On parle toujours des mêmes personnes dans les médias. C’est tellement plus facile, pas besoin d’expliquer qui elles sont puisqu’elles sont connues. Moi, j’aime le défi de faire connaître des gens qui sont moins dans la lumière. C’est pourquoi je veux vous entretenir de Robert Blondin, qui fait l’objet d’une biographie publiée aux éditions Somme toute. Même si cet homme cumule plus de 60 ans de carrière dans le monde des communications, il n’a pas la notoriété d’un Jacques Languirand ou d’un Joël Le Bigot. Et pourtant!

Ce relatif anonymat n’a pas empêché Luc Gonthier de raconter sa vie, de sa naissance à Magog en 1942 jusqu’à l’écriture des biographies de Gilles Duceppe (Bleu de cœur et de regard, Hurtubise, 2017) et Marcel Sabourin (Tout écartillé, Somme toute, 2018), en passant par ses débuts comme annonceur à New Carlisle en Gaspésie et une carrière de 37 ans à Radio-Canada, essentiellement comme réalisateur.

«Peu importe qui vous êtes, je fais le pari que sa vie vous étonnera…», écrit Luc Gonthier dans son prologue, convaincu du potentiel de son sujet. À preuve, il a titré son livre Pluriel à cause des multiples facettes de ce personnage qui ne cesse en effet de nous étonner au fil des 200 pages du bouquin.

Si vous avez beaucoup écouté la radio de Radio-Canada les soirs de semaine et de fin de semaine, de 1970 à 1990, le nom de Robert Blondin vous est familier. Lecture de chevet, Chers nous autres, La grand’jase, Le voyage, Le bonheur, L’aventure sont autant d’émissions où il a officié.

Les concepts qu’il imagine ont toujours l’heur de bousculer la tradition radio-canadienne, autant dans les sujets traités que dans la manière de les amener en ondes.

En 1978, le réalisateur Blondin sort son duo d’animateurs (Michel Garneau et Armande Saint-Jean) des studios feutrés de la Maison Radio-Canada pour leur faire animer La grand’jase, six heures de radio, en direct du Grand Café, rue Saint-Denis, devant un public pas toujours docile. En 1984, à l’occasion de la Transat-Tag Québec-Saint-Malo, c’est d’un bateau qu’il produit son émission Mer et monde, une première à Radio-Canada. En 1992, il donne la parole aux hommes dans Entr’hommes, concept développé avec le psychanalyste Guy Corneau, une série qui mènera à la création du Réseau Homme Québec, un mouvement par la suite exporté en Europe.

Ses émissions très axées sur la pensée et la réflexion plaisent à la CRPLF (Communauté des radios publiques de langue française), pour qui il fera entre autres Cartier, un opérock pour souligner les 350 ans de Montréal.

Luc Gonthier ne s’intéresse pas qu’aux faits d’armes de l’homme de radio, il aborde ses échecs, recense ses contributions au monde du cinéma (on le retrouve au générique de films de Jacques Godbout, Alain Chartrand, Marcel Simard, et plusieurs autres), et à la littérature (quatre romans, huit essais, deux biographies).

Son portrait évoque aussi Blondin le peintre, le flûtiste, le navigateur, le plongeur, l’éleveur de lapins en Estrie, le fondateur d’une commune à Westmount. On est pluriel, ou on ne l’est pas! Sans complaisance, il traque aussi les forces et les faiblesses de cet excessif en tout, leader naturel qui doute, jaloux qui butine, père paternaliste, épicurien qui vit mal avec son poids.

Si ces quelques bribes ne suffisent pas à vous convaincre que Pluriel mérite d’être lu sur le seul nom de Robert Blondin, sachez aussi que sa vie est traversée de noms connus qui ajoutent à l’intérêt du récit: Juliette Béliveau, avec qui il a partagé la scène, la chanteuse Louise Forestier, qu’il a presque mariée, l’humoriste Pierre Légaré, qui est un fidèle ami depuis le projet Cartier, Boris Cyrulnik, qu’il a contribué à faire connaître des Québécois, et bien sûr l’animatrice Sophie-Andrée Blondin, qui l’a fait grand-père.

Ouais, pas banale, sa vie!