La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Tourisme de mémoire: où est passé le respect?

Dans quelques heures, je m’envole pour le Cambodge, pays que j’ai visité pour la première fois en 2002. Préoccupée par une peine de cœur, j’avais à l’époque eu envie de m’emplir les yeux de la beauté d’Angkor et de me reposer sur les plages de Sihanoukville. J’ai soigneusement évité tous les lieux liés au génocide, ne me sentant pas la force de gérer les émotions qu’entraîneraient forcément ces visites.

Quand, pendant le trajet de bateau qui me ramenait en Thaïlande en pleine tempête, mon voisin m’a raconté et montré ce qu’il avait vu, je me suis mise à regretter mon manque de courage. Je me suis alors fait la promesse de retourner sur les lieux pour mieux comprendre les cicatrices du peuple khmer. On n’a pas le droit de fermer les yeux. L’Histoire n’est pas une bibliothèque dans laquelle on ne choisit que les livres qui nous intéressent.

Des mises en scène douteuses



Le tourisme de mémoire m’apparaît essentiel, particulièrement en cette époque où plusieurs semblent souffrir d’amnésie. Plusieurs sites touristiques peuvent entrer dans cette catégorie, tant en France qu’en Pologne ou à New York, par exemple.

Qu’on s’y attarde est une chose; ce qu’on en fait en est une autre. J’admets ressentir un malaise profond en découvrant des photos d’Instagramers posant dans des lieux où de grands drames se sont produits, comme s’ils étaient à la plage ou devant la tour Eiffel.

Récemment, une boîte de relation publique a invité des blogueurs européens à découvrir Tchernobyl. Certains ont décliné l’invitation. D’autres l’ont acceptée et se sont intéressés à la catastrophe nucléaire et à son impact. Ce n’est malheureusement pas le cas de tous, ou alors, ils ont dû rater un épisode. Je suis hantée par le cliché d’une blonde tout sourire se tortillant dans une nurserie abandonnée en 1986. Je ne suis pas la seule: la blogueuse Adeline Gressin s'est aussi insurgée sur Facebook. «Non on ne peut pas tout faire quand on est "influenceur" et surtout pas se réjouir d'être à Tchernobyl en posant avec le sourire dans une nurserie abandonnée en 1986 suite à une catastrophe nucléaire», écrit-elle. J’essaie, depuis, de comprendre ce qui peut avoir engendré ce genre de dérive.*

Est-ce parce qu’elle ne connaît pas le drame qui s’est joué là-bas qu’elle affiche une mine aussi réjouie? Est-elle consciente qu’elle banalise ainsi la plus grave catastrophe nucléaire du XXe siècle? Se serait-elle comportée de la même manière au Mémorial du 11 septembre, un drame plus récent? N’a-t-elle tout simplement pas réfléchi au message qu’elle envoie en publiant ce genre de photo? Vivons-nous dans un monde où le passé n’existe que pour servir de décor à un présent mis en scène sur les réseaux sociaux?

Tchernobyl. Photo: cushmok, Flickr
Tchernobyl. Photo: cushmok, Flickr

À qui la faute?

Faut-il pointer la mode de l’urbex — exploration urbaine — qui n’a cessé de gagner en popularité ces dernières années? Auparavant pratiqué par des photographes marginaux qui se livraient à leur passion sans révéler trop d’information, l’urbex a vu son aspect confidentiel foutre le camp ces dernières années — du moins, chez bien des nouveaux adeptes plus préoccupés par leur gloire personnelle que par les «règles» du milieu. Les lieux abandonnés ont la cote et chacun veut montrer ses précieux clichés au plus de gens possible.

Est-ce, à la manière du tourisme de guerre, parce qu’on a tout vu qu’on cherche à se démarquer en se faisant photographier dans des lieux où personne ne va? La recherche d’inédit serait-elle plus forte que la conscience? Serions-nous désensibilisés à force de tout voir en direct, y compris la mort?

En 2014, Slate rapportait que la guerre était devenue une attraction touristique en Israël. Une image où un groupe d’Israéliens sur une colline de la ville de Sderot sont confortablement installés pour regarder la bande de Gaza se faire bombarder, applaudissant chaque fois qu’une explosion retentit, a provoqué un tollé. Le phénomène n’était pourtant pas nouveau, apprenait-on dans l’article, et avait lieu aussi dans d’autres pays, comme la Syrie.

Quand la guerre devient un spectacle, alors que le sang des victimes n’est même pas encore sec, je me dis que l’inconscience ne puise peut-être pas sa source dans un passé inconnu, mais dans la banalisation des drames eux-mêmes, peu importe qu’ils se soient déroulés il y a 30 ans, il y a 30 minutes ou à l’instant. Désensibilisation ou mécanisme de survie face à l’omniprésence de l’horreur? À la menace qui plane maintenant partout, même chez nous?

Dénoncer l’indécence

Vivant en Allemagne, l’artiste satirique israélien Shahak Shapira a lancé un site web de photomontages composé de photos inappropriées croquées au mémorial de la Shoah de Berlin, érigé en hommage aux juifs assassinés en Europe par les nazis. Il a déniché les images sur les réseaux sociaux à l’aide de différents mots-clics, puis les a trafiquées pour faire comprendre l’importance du lieu. Ainsi, les touristes souriants se retrouvent parmi les cadavres ou carrément assis sur des ossements.

Baptisé «Yolocaust», contraction de «YOLO» («You Only Live Once», «On ne vit qu’une fois») et «Holocauste», le projet a attiré 2,5 millions de visiteurs en une semaine et a fait la manchette des médias du monde entier. Il n’est plus possible de voir les montages sur le site Yolocaust, mais on les retrace facilement un peu partout, notamment sur le Huffington Post.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Shahak Shapira n’est pas un «vieux frustré»: il a 28 ans. Le courriel d’un des «farceurs» dont il a utilisé une photo révèle l’insouciance de ce dernier — ou, du moins, l’insouciance qu’il souhaite voir perçue. «Cette photo était une blague destinée à mes amis, écrit-il. Je suis connu pour faire des blagues stupides, décalées et sarcastiques. Et ils comprennent. Si tu me connaissais, tu comprendrais aussi. Mais quand c’est partagé et que des étrangers qui n’ont aucune idée de qui je suis y ont accès, ils voient seulement quelqu’un qui ne respecte pas quelque chose d’important pour quelqu’un d’autre ou pour eux-mêmes.» Il demande ensuite à être «undouched», expression difficile à traduire (une tentative : «retirer ce qui l’a rendu épais»?), mais qui permet de réaliser le fossé entre sa réalité et la réalité.

Mémorial de l'Holocauste à Berlin. Photo: Wolfgang Staudt, Flickr
Mémorial de l'Holocauste à Berlin. Photo: Wolfgang Staudt, Flickr

Un passé à respecter

Alors oui, visitons des sites qui nous tritureront le cœur et feront rouler les larmes sur nos joues. Explorons le passé, essentiel pour que la bibliothèque de l’Histoire s’emplisse de livres empreints d’humanité. En ce sens, le tourisme de mémoire m’apparaît essentiel. Mais le respect, encore plus.

L'inluenceuse en question a retiré sa photo depuis la rédaction de cette chronique.