Tourisme de masse et égoportraits: pourquoi prendre toujours les mêmes photos?
Les photographes du dimanche sont-ils la principale cause de surfréquentation des lieux touristiques? Notre chroniqueuse est plus nuancée.
Je ne fais pas partie de ceux qui maudissent les égoportraits. Au contraire, j’en faisais dans les années 1990, bien avant l’invention du mot, quand je bourlinguais seule et que je voulais me rappeler que j’étais bien allée à Lisbonne ou à Ouagadougou, moi qui ne croyais pas le voyage à ma portée. C’était ma façon de dire à la moi du futur: «Tu étais bien là, le réalises-tu?»
Quelques décennies plus tard, tout le monde tourne son écran et se cadre dans les plus beaux paysages du monde, ou ici, avec une célébrité, et là, devant un groupe en concert. Les selfies sont, aux yeux de plusieurs, devenus une plaie. Je ne peux que leur donner raison quand je parcours les nouvelles du monde du voyage. Ce ne sont pas tant les accidents mortels que la prise d’un selfie a pu entraîner qui me dérangent – après tout, personne ne les a forcés à se tirer le portrait! –, mais plutôt l’exploitation des animaux, des enfants et de la nature, comme l’a notamment souligné le documentaire The Last Tourist, disponible sur la plateforme Crave.
Quand le désir de prendre les meilleures photos – en tournant l’appareil photo vers soi ou en posant fièrement devant un monument ou un paysage, croqué par quelqu’un d’autre – prend le dessus sur le respect et le gros bon sens, je rue aussi dans les brancards.
Vous avez peut-être vu passer, vous aussi, cette photo d’une immense barrière érigée dans le village autrichien de Hallstatt, dont serait inspiré le royaume d’Arendelle du film La reine des neiges. L’objectif: obstruer la vue sur les Alpes pour mettre fin au ballet incessant des séances de photos des touristes, dont plusieurs semblent se foutre éperdument que des gens vivent vraiment dans ce décor idyllique. Imaginez si des badauds débarquaient à tout bout de champ dans votre voisinage en manifestant bruyamment leur enthousiasme… De temps en temps, on peut comprendre, mais un million de visiteurs par an dans un village de moins de 900 habitants? C’est à devenir fou.
Le festival du copier-coller
C’est un énième exemple du ras-le-bol mondial à l’égard du surtourisme, dont l’égoportrait est devenu le symbole ultime et Instagram, l’écrin maudit. À Paris, les habitants de la rue Crémieux, dans le 12e arrondissement, n’en peuvent plus depuis des années de voir défiler les pseudo-mannequins posant devant leurs maisons pastel. Les riverains affichent aussi leurs couleurs sur des écriteaux bien en évidence: «Lieu calme, respectez le silence», «Photos interdites» ou «Interdiction de caresser le chat», comme le rapportait Télérama en 2019. La rue devenue piétonne en 1990 attire les foules dès six heures le matin, se plaignent les habitants du quartier. Afin d’éviter les cohues devant chez eux, des résidents ont choisi de garder ou de repeindre leurs façades en blanc.
Le problème, ce ne sont ni les photos, ni Instagram, mais ce sempiternel effet d’entraînement. Tout le monde y va, alors allons-y aussi et, surtout, faisons-le savoir au monde entier!
Je. Ne. Comprends. Pas.
J’ai parfois l’impression de vivre dans un monde où le copier-coller prend le pas sur la création. Si la curiosité l’emporte, pourquoi contribuer à accentuer l’effet de masse en visitant les endroits les plus populaires de la planète aux heures de pointe, aux moments les plus achalandés de l’année? Et je ne parle même pas des dommages causés à la nature à force de piétiner les mêmes petits bouts de paysage.
Moi, qui ne supporte plus depuis longtemps l’expression «hors des sentiers battus», totalement dépourvue de sens à une époque où la plupart des lieux «fraîchement découverts» (tout est relatif) deviennent rapidement surfréquentés, je me demande ce que recherchent vraiment les voyageurs. L’objectif est-il vraiment de prendre la même photo vue un million de fois auparavant? Pourquoi?
Peut-être parce qu’ils veulent eux aussi se rappeler qu’ils étaient bel et bien là, «pour de vrai». Mais dans ce cas, qu’ils adoptent au moins un profil bas, tant pour les autres humains que pour les animaux et la nature.