Matane entre deux saisons
À Matane, pour donner une conférence dans le cadre du Festi-Mots, dont le thème était cette année Odyssée littérature & voyage, j’ai pu vivre le passage de l’automne à l’hiver au bord de la mer. Récit de quatre journées à «vivre» la ville.
Alors que les vagues se déchaînent sur la grève, la terrasse du restaurant se couvre lentement de flocons. Ce n’est pas pour rien que tant de mots liés à la colère nous viennent à l’esprit quand on évoque le mouvement de la mer: sa fougue ne laisse planer aucun doute. Lorsque le ciel s’obscurcit, comme aujourd’hui, on l’imagine refléter son humeur. Gris sur gris.
Je pourrais regarder par la fenêtre toute la journée. Si je déteste sortir quand le temps est tristounet, je savoure chaque seconde du spectacle bien au chaud, à l’intérieur. L’hiver me rend taciturne. Ça tombe bien: je passe la journée en tête à tête avec mon ordinateur.
Sombrer dans l’hiver
Je suis arrivée à Matane en automne, deux jours plus tôt. De l’hôtel Riôtel, il m’a suffi d’une quinzaine de minutes pour rejoindre le centre-ville à pied sous un ciel parfaitement bleu, le lendemain de mon arrivée. J’ai descendu lentement l’avenue Saint-Jérôme, avant de me poser chez Toujours dimanche. Comment résister à un café qui porte un tel nom? C’est bien ce que j’aime des entre-saisons: on croise surtout des habitués. J’aime me faire croire que je peux me fondre à n’importe quelle faune locale. Ce fut le cas ce jour-là.
Au fil de ma balade, j’ai pris quelques photos ici et là. J’ai aussi jeté un coup d’œil à celles exposées sur les clôtures qui longent la rivière Matane. Les bannières d’Histoire de Promenade III – Commerces et industries d’autrefois célèbrent les 110 ans de la Chambre de commerce de Matane. La photographie n’est pas qu’enseignée au cégep: elle occupe une place de choix dans la ville.
Chez les Sirois
Le lendemain, en compagnie de Sylvie Caron, responsable de la culture et de la vie communautaire, ce sont les images du Fonds Victor Sirois qui ont piqué ma curiosité du côté du parc des Îles.
L’héritage de ce dernier et de sa famille est immense. Impossible d’oublier ces travailleurs de la Price Brothers en 1947, ce cours de gymnastique au Couvent Bon-Pasteur en 1948 et les majorettes du Club de Cendrillon en 1964!
Si, de son vivant, il a refusé que la ville mette en valeur les archives familiales – sa sœur Yvonne et lui ont photographié le territoire et ses habitants de 1931 à 1995 –, en 2021, les quelque 300 000 images de sa collection ont finalement été acquises par la Ville de Matane, en collaboration avec la Société d’histoire et de généalogie de Matane. Depuis, les clichés ont fait l’objet de différentes expositions. Le photographe Romain Pelletier, qui célèbre lui-même ses 50 ans de carrière, a passé de nombreuses heures à trier les images.
Privilège dont je suis bien consciente, j’ai pu visiter l’ancien magasin et studio des Sirois, adjacents à la résidence familiale, grâce à Richard Z, qui s’y est installé pendant la pandémie. S’il n’a pas l’intention d’en faire un musée, il ouvre régulièrement les portes de sa maison aux férus d’histoire dans mon genre.
Je ne crois pas avoir prononcé une seule phrase sans point d’exclamation pendant ma visite. Dans une petite étagère, des photos imprimées non réclamées semblent attendre toujours leur propriétaire, des décennies plus tard. «Il y avait parfois des touristes de passage qui faisaient développer leurs photos et oubliaient de les récupérer», raconte Richard.
Au studio, on imagine les voyageurs de différentes époques défiler pour faire faire leur photo de passeport. Dans l’ancienne chambre noire, les pots de produits chimiques ne semblent pas avoir bougé depuis le départ de M. Sirois. On aperçoit aussi des caisses de disques 33 tours de Richard, grand passionné de musique qui a publié Le vinyle de l’insomniaque chez Saint-Jean Éditeur l’année dernière.
À La Fabrique, pub & brasserie artisanale, tout le monde salue l’ex-RBO. «Ça ne te gosse jamais?» n’ai-je pu m’empêcher de lui demander. La rapidité de sa réponse ne laisse planer aucun doute: «Non. Les gens sont fins.»
C’est aussi le commentaire que je me ferai en discutant avec les participants de Festi-Mots, avec Jean-Pierre Boutin, l’un des propriétaires de la brasserie artisanale La Fabrique, qui nous a fait visiter les coulisses de l’entreprise, et avec Ève-Andrée Desjardins, jeune copropriétaire de la Poissonnerie Matanaise, où je ferai une razzia le jour de mon départ (oui, je suis cette touriste qui rapporte une glacière remplie de délices même si elle doit changer d’autobus deux fois!).
Si je ne peux pas rapporter un petit bout de la mer à la maison, je peux au moins savourer ses fruits au retour avec les miens.
À la prochaine, Matane!