La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

La Martinique au-delà des plages

«Ils mélangeaient les hommes et les femmes pour faire des esclaves gratuits», lance la guide en pointant une case minuscule similaire à celles où s’entassaient trois ou quatre personnes, avant l’abolition de l’esclavage en Martinique en 1848.



Plus loin, nous apprenons que rares étaient ceux qui dépassaient la barre des 30-35 ans. Si, à 50 ans, ils avaient survécu à leur vie de dur labeur, de coups et d’humiliation, on leur offrait une petite case pour finir leurs «vieux» jours. Tout en restant à la disposition du maître, bien sûr...

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Je pourrais vous parler de l’eau cristalline, du sable chaud et de la glace à la noix de coco. Vous vanter le colombo de poulet de la mamie qui tient Le Bambou, restaurant où ma fille et moi sommes arrêtées en compagnie d’autres voyageurs lors d’une excursion en 4X4 à travers la campagne, du Kano aux Trois-Îlets, où il n’y avait plus de langoustes, mais qui m’a tout de même charmée, de la montagne Pelée, dont les nuées ardentes ont décimé la ville de Saint-Pierre en 1902. Vous raconter en long et en large mon bonheur de plonger avec les tortues à l’Anse Noire, à regarder les dauphins batifoler autour du bateau par une journée qui s’annonçait ensoleillée (mais pas tant, finalement), à pérorer en évoquant le rhum, puisque c’est tout de même en Martinique qu’on trouve le meilleur, hein.

La montagne Pelée. Photo: Marie-Julie Gagnon

Mais je n’ai pas envie.

J’ai visité la Savane des esclaves pour la première fois en 2013. C’est le créateur du site, Gilbert Larose, qui avait accompagné notre petit groupe de journalistes à travers ce voyage dans le temps. J’en étais revenue profondément émue et troublée. À l’époque, c’est surtout la banalisation du viol qui m’avait le plus marquée. J’avais beau savoir que les maîtres assouvissaient leurs bas instincts sans se poser la moindre question, l’entendre avait rendu la chose encore plus réelle. Et insoutenable. L’esclavage se vivait aussi à l’horizontale, et dans une infinité de positions.

Les cases dans lesquelles on entassait les esclaves. Photo: Marie-Julie Gagnon

Mariée à un Sénégalais depuis 17 ans et mère d’une fille de 12 ans, je ne sors jamais indemne des visites abordant l’époque du commerce triangulaire. Entre l’exposition La traite des Noirs et l’esclavage du Château de Nantes, l’incontournable MEMORIAL ACTe à Pointe-à-Pitre et la bouleversante Maison des esclaves à Gorée, au Sénégal, j’ai perdu beaucoup plus qu’un torrent de larmes: j’ai vu les œillères dont m’ont gratifiée les fées qui se sont penchées sur mon berceau – comme tout Québécois ayant grandi dans un milieu relativement équilibré – se dissoudre sous le poids de ces vérités acides.

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Non, je n’ai pas toujours les vacances joyeuses. D’ailleurs, «s’évader» n’a pas toujours voulu dire aller se faire dorer la couenne pendant que le Bonhomme Hiver fait des steppettes sous la 75e tempête de l’année. «S’évader», à l’époque des esclaves, pouvait signifier se faire trancher les oreilles, une partie de la jambe ou carrément la tête si l’on se faisait capturer après une cavale.

Alors je suis là, devant la guide, à écouter ces vérités qu’on a tant voulu taire. Je regarde ma fille et je ne peux m’empêcher de penser à ses ancêtres. Certains se sont peut-être jetés par-dessus bord pendant la traversée qui les conduisait à leur nouvelle non-vie. Ont été molestés ou tués. Mélangés à d’autres esclaves pour voir leurs enfants commencer à travailler dès l’âge de cinq ans...

Je n’ai pas envie de parler de l’eau cristalline ni du sable chaud aujourd’hui. Parce qu’à la Savane des esclaves, j’ai vu ma chance et j’ai eu honte la seconde d’après. Parce que c’est important de regarder l’Histoire dans les yeux. De se rappeler.

Pratico-pratique:

  • La Savane des esclaves a été inaugurée il y a 15 ans et a remporté de nombreux prix.
  • Comme la Martinique est une île française, l’euro est la devise utilisée.
  • Nous avons séjourné à l’Hôtel Bambou, sur la plage de l’Anse Mitan, aux Trois-Îlets. Il se trouve à deux pas du traversier pour Fort-de-France. Très pratique!
  • La formule «tout compris» est très rare en Martinique. Si c’est ce que vous recherchez, le Club Med Les Boucaniers est franchement très bien.
  • On peut observer les tortues dans toutes les Anses d’Arlet.
  • Sans voiture, les déplacements sont compliqués et les taxis, exorbitants. J’ai pour ma part préféré prendre part à deux excursions en petits groupes, en plus de ma visite à la Savane des esclaves.

Je me suis rendue en Martinique grâce à Norwegian, qui propose des vols Montréal–Pointe-à-Pitre jusqu’à la fin mars. Merci aussi au Comité martiniquais du tourisme.