La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Des croisières moins dommageables pour l’environnement, vraiment?

S’intéresser au sort de la planète et des gens qui l’habitent peut causer bien des maux de tête, surtout s’il nous apparaît difficile de cesser de voir du pays. Comment être en phase avec ses valeurs alors que se déplacer consomme autant de gaz à effet de serre (GES)? Comment faire les bons choix alors que l’écoblanchiment s’insinue partout? Un reportage publié dans TIME Magazine fait le tour de la question des croisières avec brio et nous force à nous poser encore plus de questions.



C’est le tweet qui a attiré mon attention. «Can cruises become climate change friendly? And do customers even care? (Les croisières peuvent-elles devenir "climate change friendly"? Et les consommateurs s’en préoccupent-ils vraiment?)» Ces questions, je me les pose depuis des années, bien avant que j’entame l’écriture de Voyager mieux, est-ce vraiment possible?, dans lequel j’aborde la question.

Je reçois régulièrement des communiqués de presse de compagnies de croisières à propos de carburant «plus propre» (un oxymore, rappelle Luc Renaud, professeur associé au Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal et membre du Groupe de recherche et d’intervention tourisme, territoire et société) et de nouveaux bateaux censés être moins dommageables pour l’environnement. Mes discussions avec des professionnels de l’industrie du voyage tournent souvent à vide. «Oui, mais ils transportent plus de passagers, alors c’est mieux, non?» Comment dire…? Disons que nous n’avons pas tous envie de croire au père Noël, même s’il est doué pour les entourloupettes.

Le reportage du TIME tombe à point, alors que je viens d’enchaîner trois conférences avec des pairs d’un peu partout sur la planète. Les avis diffèrent quand il s’agit de l’impact environnemental du voyage, particulièrement quand les discussions bifurquent vers l’épineux sujet des croisières.

Dès les premières lignes du reportage, on comprend que la lecture provoquera quelques remous. «Un navire de croisière de taille moyenne émet des émissions de gaz à effet de serre équivalentes à celles de 12 000 voitures, tandis que les écologistes accusent les grands acteurs de l’industrie d’investir peu dans la décarbonisation et de couvrir des tactiques de retardement sans fin sous une épaisse couche d’écoblanchiment.» J’avais déjà envie d’applaudir.  Idem pour la suite: «La grande question, cependant, est de savoir si les clients qui achètent des forfaits croisière aux Bahamas ou en Alaska s’en soucient particulièrement. Il est facile de croire que non. Malgré les investissements continus de l’industrie dans de nouveaux navires à combustibles fossiles, les ventes de billets de croisière devraient remonter cette année au niveau de vente record de 2019, après un coup dur pendant la pandémie, selon le dernier rapport de l’association de l’industrie.»

Un navire de croisière de taille moyenne émet des émissions de gaz à effet de serre équivalentes à celles de 12 000 voitures. Photo: Fernando Jorge, Unsplash

Séparer le bon grain de l’ivraie

Comprenez-moi bien: je ne suis pas contre les croisières. Je suis contre la bullshit qu’on tente de me faire avaler. Je me range derrière le point de vue de Luc Renaud, qui observe depuis plusieurs années le manque de transparence de l’industrie des croisières. «L’enjeu est de trouver des sources fiables»*, dit-il.

L’hiver dernier, j’ai eu l’occasion de rencontrer des représentants de la compagnie norvégienne Hurtigruten à Montréal, dont la présidente-directrice générale, Hedda Felin, qui a rappelé que les premiers navires de Hurtigruten ont ravitaillé les communautés côtières en plus de transporter des passagers dès 1893. Aujourd’hui, l’offre est plus diversifiée, mais cette expérience continue de rester parmi les produits phares de l’entreprise.

TIME souligne les avancées technologiques de Hurtigruten, qui fait figure de pionnière. «Le 7 juin, la société a dévoilé de nouveaux détails sur les technologies qu’elle teste à la recherche du premier navire de croisière zéro émission au monde, et des rendus de ce à quoi le bateau pourrait ressembler. Au lieu de dominer l’océan, le navire semble s’accrocher près de l’eau, pour mieux réduire la résistance de l’air. Au lieu de cheminées, les concepteurs envisagent des voiles rétractables qui servent également de panneaux solaires. Il fonctionne sur piles au lieu du mazout épais et collant qui alimente la plupart des navires. Et ce sera prêt, espère la société, d’ici 2030.»

La compagnie norvégienne Hurtigruten est à la recherche du premier navire de croisière zéro émission au monde. Photo: Facebook Hurtigruten

Le problème, c’est que le temps presse. Même si les nouveaux navires de Hurtigruten sont avant-gardistes, la technologie utilisée ne pourra convenir à tous les types de navires ni à tous les territoires. Pour le moment, la solution choisie par la compagnie est l’utilisation de batteries, impossibles à recharger lors d’expéditions plus longues.

Pourquoi est-ce si compliqué? Quatre compagnies – Carnival, Royal Caribbean, Norwegian Cruise Lines et MSC – contrôlent la part du lion du marché des croisières, rappelle le magazine américain. «Ils ont pris des mesures positives, comme investir dans des navires capables de fonctionner au méthanol, bien que ces navires puissent continuer à utiliser principalement du diesel pour le moment en raison du manque d’infrastructures de ravitaillement. Mais, à l’exception notable de Norwegian, les plans environnementaux actuels des grands acteurs reposent principalement sur l’utilisation du gaz naturel liquéfié (GNL) dans la dernière génération de navires. L’utilisation du GNL permet de réduire les émissions de particules et certains polluants dangereux comme les oxydes de soufre et d’azote. L’industrie cite également le fait que le GNL produit environ 30% d’émissions de dioxyde de carbone en moins que le mazout lourd.»

Ce n’est pas tout: les moteurs populaires dans l’industrie des croisières laissent une grande partie du gaz naturel non brûlé, qui est aussi émis. «Le gaz naturel, également appelé méthane, est lui-même un puissant gaz à effet de serre. Avec un potentiel de réchauffement plus de 80 fois supérieur à celui du CO2 sur une échelle de temps de 20 ans, le bilan global des émissions liées à l’utilisation du GNL est probablement pire pour le changement climatique mondial que si les croisiéristes étaient restés fidèles au pétrole.»

Complexe, dites-vous? C’est encore pire quand on tente de comprendre qui fait quoi côté réglementation. «Actuellement, il existe peu de réglementation pour limiter les gaz à effet de serre comme le CO2 et le méthane provenant du transport maritime, écrit le TIME. Les émissions de l’industrie des croisières relèvent de la compétence de l’Organisation maritime internationale (OMI) des Nations unies, qui a théoriquement le pouvoir d’imposer des réductions d’émissions profondes et durables dans le transport maritime mondial. Dans la pratique, cependant, l’OMI a toujours été fortement influencée par ces mêmes intérêts, de nombreux pays nommant des représentants de l’industrie dans leurs délégations à l’OMI. Et la puissante Cruise Lines International Association (CLIA), le bras de pression international de l’industrie, ne contribue pas à renforcer les normes d’émissions dans les discussions en cours de l’OMI sur la réduction des gaz à effet de serre, selon Bryan Comer, responsable du programme de transport maritime au Conseil international.»

Actuellement, il existe peu de réglementation pour limiter les gaz à effet de serre comme le CO2 et le méthane provenant du transport maritime. Photo: Alonso Reyes, Unsplash

Plus dommageables que l’avion et l’hôtel?

Selon les recherches citées par TIME, le profil d’émissions d’une croisière est presque toujours plus élevé qu’un séjour dans un hôtel et les vols nécessaires pour se rendre à destination. «Une croisière de cinq nuits et de 1 200 milles entraîne environ 1 100 livres d’émissions de CO2, selon l’un des experts cités dans le reportage. Voler sur la même distance et séjourner dans un hôtel en émettrait moins de la moitié. Et cela ne compte pas pour le fait que les croisiéristes doivent souvent aussi voler jusqu’au port où ils embarqueront.»

La solution, si l’on souhaite continuer à profiter de séjours en mer malgré tout?

Opter pour des navires plus modestes, sans mille et une options de divertissement qui consomment beaucoup d’énergie. Par exemple, les petits navires de CroisiEurope longent généralement les côtes afin de permettre aux passagers de profiter des escales. Faire moins souvent de croisières, aussi – ce qui risque d’être plus facile étant donné les prix souvent élevés –, fait partie des pistes amenées par les experts.

La Belle des Océans, un des fleurons de la flotte de CroisiEurope, dont la capacité d’accueil est de 130 passagers. Photo: Facebook CroisiEurope

Mais les perceptions continuent d’être faussées par les campagnes d’une redoutable efficacité. Les paquebots toujours plus gros ont beau vanter leurs nouveautés plus écolos, le nombre élevé de passagers et leur consommation annulent les «efforts» déployés.

Un sondage réalisé pour TIME par The Harris Poll a par ailleurs démontré que près de la moitié des Américains interrogés considèrent les croisières comme «écologiques» (!). Seul un répondant sur trois a dit considérer ces vacances comme étant mauvaises pour l’environnement.

Avant même de penser à la technologie, il faudrait peut-être miser sur une meilleure manière de renseigner les voyageurs. À moins que l’exercice soit vain?

«Certains passagers, explique Karla Hart, militante de Juneau Cruise Control et cofondatrice du Global Cruise Activist Network interviewée par TIME, s’arrêteront même pour défendre l’industrie, affirmant que le passage au GNL ou l’élimination progressive des pailles en plastique a résolu le problème environnemental de la croisière. C’est un symptôme, selon elle, d’une dynamique plus large entre l’industrie des croisières et ses passagers: les clients veulent croire qu’ils peuvent passer les vacances parfaites annoncées à la télévision et en ligne, même s’ils savent qu'en réalité, ce qu’ils obtiendront sera très différent.»

Non, on n’est pas sortis de l’auberge.

* Extrait d’une entrevue réalisée pour le magazine Coup de pouce de juin 2023.