La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Déroutant Turkménistan

Marie-Julie revient tout juste d’Asie centrale, où elle a réalisé un vieux rêve: parcourir une partie de la mythique route de la soie. Au programme: le Kirghizistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Quatrième épisode d’une série de cinq.



Achkhabad (ou Achgabat) brille comme un sou neuf. La ville blanche est perpétuellement balayée, nettoyée, astiquée. Les bâtiments récents sont recouverts de marbre. Les voitures en circulation arborent le même éclat.

Je n’y aurais pas cru si je ne l’avais pas vu. Cette phrase m’a accompagnée pendant toute la durée de mon séjour au Turkménistan.

Je n’aurais pas cru qu’il puisse être possible de circuler sur des routes en si piètre état dans le désert, au contraste entre ces mêmes routes et celles, presque reluisantes tant elles étaient bien entretenues, de la capitale. Je n’aurais pas cru à la perpétuelle impression de surveillance et de mise en scène, à la démesure architecturale et à l’absence d’humains pour habiter ces espaces fabriqués avec le désir assumé d’en mettre plein la vue. Mais j’y reviendrai…

Ashkhabad, surnommée la ville blanche. Photo: Marie-Julie Gagnon

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Alors, le covidé du groupe est-il parvenu à franchir la frontière? Le matin même de notre départ, son test maison a affiché un résultat négatif. Quel soulagement! Cela ne voulait pas dire pour autant que c’était gagné: n’importe qui aurait pu attraper le virus entre-temps, avec ou sans symptômes. Et puis, les tests n’ont pas tous la même sensibilité. À quel point ceux qu’on nous fait passer à la frontière sont-ils plus ou moins précis?

Coup de chance (ou scénario arrangé avec le gars des vues, nous ne le saurons jamais): personne n’a été refoulé à cause d’un test positif. Il y avait tout de même quelque chose de surréaliste dans le fait de se mettre en file pour se faire entrer une tige dans le nez en 2024. J’aurais dû comprendre dès ce moment que je n’allais pas être au bout de mes surprises dans cet étrange pays…

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Après avoir pris une navette pour se rendre de la frontière ouzbèke à celle du Turkménistan (deux seront nécessaires au retour), effectué le test de COVID, obtenu le visa – nous étions munis de lettres d’invitation obtenues au préalable par l’agence de voyages –, et être passés par plusieurs points de contrôle, nous voici au pays des chevaux Akhal-Teké, qui font la fierté des Turkmènes. Au total, nos passeports ont été vérifiés à sept reprises entre les deux frontières.

Vendeuse de melons dans le désert (et 4X4 blancs). Photo: Marie-Julie Gagnon

À mon grand regret, la première escale prévue est annulée à cause des délais occasionnés par toutes ces étapes. Selon la guide locale, le trajet pour se rendre à Kounia-Ourguentch, inscrite sur la liste du patrimoine mondial en 2005, est trop long, et la route, trop mauvaise de toute façon. Et puis, le jeu n’en vaut pas la chandelle: on n’y voit que des ruines. C’est vrai qu’on ne parcourt pas la moitié de la planète pour visiter des bâtiments en décrépitude, n’est-ce pas? Après tout, ce n’est que l’ancienne capitale de l’empire du Kharezm… (Oui, c’est de l’ironie.) Devant le soulagement général du groupe, excédé par la route et la lourdeur des formalités administratives, je tente de cacher ma déception.

Les heures suivantes semblent s’étirer à l’infini. Impossible de lire et encore moins de dormir sur une route si accidentée. Sans parler des animaux qui surgissent çà et là! Tiens, des moutons. Oh, des chameaux!

Chameaux le long de la route dans le désert de Karakoum. Photo: Marie-Julie Gagnon

À bord de 4X4, nous slalomons dans le désert de Karakoum jusqu’à l’intrigant cratère enflammé de Darvaza. Surnommé «la porte de l’enfer», le site a de quoi étonner. À la recherche de pétrole, des géologues soviétiques auraient foré une poche de gaz par erreur, ce qui aurait causé l’effondrement du sol en 1971. Afin d’éviter qu’il s’échappe dans le désert, ils y auraient mis le feu, croyant que le gisement s’épuiserait rapidement. Je parle au conditionnel, car la théorie des scientifiques ne semble pas faire l’unanimité.

Cratère de Darvaza, surnommé la porte de l’enfer. Photo: Marie-Julie Gagnon

Cinquante-trois ans plus tard, on sent toujours la chaleur du brasier en s’approchant du cratère. Voir les flammes danser dans ce trou béant s’avère aussi impressionnant que terrifiant. Une simple corde – que les quelques touristes qui ont fait la route jusqu’ici s’empressent d’enjamber – entoure le cratère.

Voir les flammes danser dans ce trou béant s’avère aussi impressionnant que terrifiant. Photo: Marie-Julie Gagnon

Nous passons la nuit dans un campement de yourtes, à quelques minutes de l’unique attraction touristique de la région. Un véritable festin de grillades nous attend. J’en profite pour goûter la vodka locale – deux fois plutôt qu’une – et arroser mon repas de vin rouge ouzbèke, ma foi, parfait après une pareille journée de «route extrême». Je dors comme un bébé…

Vodka locale. Photo: Marie-Julie Gagnon

Quand, au milieu de la nuit, je parviens à rassembler mon courage pour me glisser hors du lit – brrr! – et parcourir les quelques mètres qui séparent ma yourte des toilettes, je reste bouche bée en découvrant le ciel étoilé et la lune, bien brillante. Frissons mélangés de frette et de bonheur.

Campement de yourtes destiné aux touristes. Photo: Marie-Julie Gagnon
Yourte, la nuit. Photo: Marie-Julie Gagnon

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Au petit matin, nous reprenons la route pour parcourir les quelque 260 km qui nous séparent d’Achkhabad. Retour au slalom à travers les nids d’autruches…

«Il faut changer de véhicules», annonce la guide peu avant d’entrer dans la ville. Nos 4X4 blancs sont, paraît-il, trop sales pour aller plus loin. C’est à bord d’un bus blanc comme neige que nous entrons dans une autre dimension. Ai-je précisé que l’ancien président avait une obsession pour le blanc, que son fils, qui dirige l’ex-république soviétique depuis 2022, semble partager?

Au pied de la chaîne de montagnes de Kopet-Dag, non loin de la frontière iranienne, la capitale ne ressemble à aucune autre. Plantée dans une oasis du désert, la cité compte deux sections bien distinctes: la vieille partie, où l’architecture russe domine toujours, et la nouvelle, qui semble avoir été érigée avec un seul objectif en tête: battre le plus grand nombre de records Guinness, à commencer par la plus forte densité de bâtiments en marbre. «Dans le cadre d’un impressionnant effort de remodelage architectural mené par le gouvernement du Turkménistan, une zone de 22 km² (8,49 mi²) dans la capitale Ashgabat compte 543 nouveaux bâtiments revêtus de 4 513 584 m² (48 583 619 pi²) de marbre blanc, souligne Guiness World Record. Si le marbre était disposé à plat, il y aurait un mètre carré de marbre pour 4,87 m² de terrain.»

Mosquée de Gypjak, près d'Ashkhabad. Photo: Marie-Julie Gagnon

Tous les jours, des hordes de balayeurs dégagent les voies publiques de la moindre trace d’imperfection. Les rues sont si lisses qu’on peut presque s’y mirer (j’exagère à peine). J’ai par moment l’impression d’avoir été propulsée dans le dessin animé d’Alice au pays des merveilles des années 1980, avec les arbres parfaitement taillés et la reine autoritaire. Je me sens bien loin des routes cahoteuses des jours précédents!

Surmontée d'un croissant de lune à cinq étoiles qui symbolise l'unité de cinq tribus turkmènes, le Monument de l'indépendance atteint 118 mètres. Sous forme de yourte, la partie inférieure abrite le Musée de l'indépendance qui, paraît-il, est toujours fermé (mais bien gardé). Photo: Marie-Julie Gagnon

Pas de doute, Achkhabad a des idées de grandeur. Ou plutôt, les présidents turkmènes en ont. Une statue de 80 mètres à la gloire du poète Magtymguly Pyragy, considéré comme une figure emblématique de la nation, vient d’ailleurs d’être inaugurée au sud de la capitale. À titre de comparaison, la statue de la Liberté atteint 93 mètres.

Les trois présidents ont, chacun à leur manière, fait preuve d’une incroyable inventivité pour créer de nouvelles règles. Sous le règne postcommuniste du premier président, Saparmourad Niazov, les ballets et la musique en voiture ont été interdits. Les mois de l’année ont aussi été rebaptisés en l’honneur des membres de sa famille. En 2007, son successeur, Gourbangouly Berdymoukhamedov, a supprimé ces lois saugrenues, mais en a instauré d’autres. C’est en 2018 qu’il a décidé d’interdire les voitures colorées. La raison? «Parce qu’il préfère les blanches», a rapporté Vanity Fair. Ah.

Plus grands tapis au monde, plus haut porte-drapeau au monde, plus vaste fontaine au monde… Geo ajoute «plus grand séminaire sur la culture du melon biologique, plus grand défilé cycliste, plus grande leçon d’écologie…». Tout est démesuré.

Le plus grand tapis du monde au Musée du tapis. Photo: Marie-Julie Gagnon

Achkhabad m’apparaît aussi comme la ville la plus vide au monde. Partout, notre petit groupe semble constituer le seul échantillon de l’espèce humaine encore sur Terre. Nous déambulons dans ce qui s’apparente à un décor de carton-pâte. Allô, il y a quelqu’un?

Le parc de l'indépendance quasi-désert. Photo: Marie-Julie Gagnon

Nous remarquons bien quelques badauds ici et là, qui semblent faire office de figurants. N’est-ce pas d’ailleurs le propriétaire du campement de yourtes dans ce restaurant de la vieille ville où, à part notre groupe, les serveurs et les danseurs embauchés pour nous divertir, je compte seulement quatre autres convives?

Bien que les auteurs admettent ne pas avoir pu visiter le Turkménistan lors de la dernière mise à jour du guide en 2018, Lonely Planet résume plutôt bien l’impression qui se dégage de la ville, «à mi-chemin entre Las Vegas et Pyongyang»: «C’est sans conteste l’un des lieux les plus étranges d’Asie centrale, voire du monde. Bâtie pour l’essentiel sur les revenus du pétrole et du gaz, elle continue à se transformer à vive allure. Des quartiers entiers y sont démolis au nom du progrès et des monolithes de marbre blanc fleurissent sur leurs décombres.»

La Tour de la neutralité, construite pour le 10e anniversaire de l’Indépendance. Photo: Marie-Julie Gagnon

On a beau se rappeler que l’Asie centrale n’avait pas de réelles frontières avant la sédentarisation des peuples nomades et que la domination russe et soviétique a laissé des traces, on ne soupçonne pas jusqu’où peut mener la quête identitaire. Tous plus futuristes les uns que les autres, les bâtiments aperçus – la plupart du temps à travers la fenêtre de l’autobus – rivalisent d’originalité. Il y a ce centre oncologique qui a la forme de deux poumons, la Tour de la neutralité construite pour le 10e anniversaire de l’Indépendance, qui représente la yourte des nomades et reprend des motifs des tapis turkmènes (je lui trouvais plutôt des airs de navette spatiale), le Palais du bonheur, qui dépasse 80 mètres de haut et arbore un globe de 32 mètres de diamètre avec une carte du Turkménistan, cette impressionnante tête de cheval qui surgit d’un bâtiment construit pour les Jeux asiatiques, ces musées que personne ne visite (et qui ne sont parfois même jamais même ouverts), mais qui sont toujours bien gardés…

Le Palais du bonheur, qui dépasse 80 mètres de haut . Photo: Marie-Julie Gagnon

Tout aussi étrange pour le regard occidental: alors que les femmes portent de longues robes et se couvrent généralement les cheveux, des vidéoclips de stars de la pop légèrement vêtues se déhanchant tournent en boucle sur l’écran du hall de notre hôtel. Je vois défiler des images suggestives de Britney Spears et de Taylor Swift en attendant mon flat white pendant qu’à quelques mètres, une dame balaie compulsivement le même bout de parquet depuis 1000 ans dans une tenue austère.

Clip de Britney Spears dans le hall de l'hôtel. Photo: Marie-Julie Gagnon

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J’ai quitté le Turkménistan avec plus de questions que de réponses. Les touristes y sont-ils vraiment surveillés? Tous ces appels furtifs, ces filatures et ces interrogatoires ne sont-ils que des impressions amplifiées par l’accumulation d’histoires sur ce coin du monde encore très fermé? Chose certaine, ce n’est pas parce qu’on demande une information qu’on nous la donne. L’art de l’esquive semble être un prérequis pour avoir le droit de s’approcher des touristes.

Le site du gouvernement du Canada me porte à croire que mes observations ne relevaient pas totalement de la paranoïa: «Les forces de sécurité érigent des points de contrôle sur les routes principales et peuvent placer les visiteurs sous surveillance, peut-on lire sur voyage.gc.ca. Il arrive souvent que les autorités interrogent des étrangers et fouillent leur véhicule et leur résidence. Les chambres d’hôtel, les téléphones, les courriels et les télécopieurs peuvent faire l’objet d’une surveillance, et les biens personnels peuvent être fouillés dans les chambres d’hôtel. Il arrive que des étrangers soient détenus.»

Glup.

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Si j’ai aimé explorer Nicée, cité des Parthes dont on connaît très peu de choses, à part la réputation de guerriers belliqueux de ses habitants, et le village de Noukours, dans les montagnes tout près de l’Iran, où s’est arrêté Alexandre le Grand en se rendant vers l’Inde, c’est Merv qui m’a laissé la plus forte impression. Pas seulement parce que cette étape de la route de la soie recèle d’histoires toutes plus captivantes les unes que les autres (en voici une: l’architecte ayant imaginé le mausolée du sultan Ahmad Sanjar aurait été assassiné afin que personne d’autre ne puisse avoir un lieu de repos éternel aussi grandiose que le sien), mais aussi pour les rencontres avec des bandes d’ados curieux – des humains sans filtre, enfin! – qui voulaient se faire tirer le portrait en compagnie des étranges Canadiens parachutés dans leur monde, particulièrement ceux arborant une crinière bien blanche (décidément). Ce jour-là, j’ai eu l’impression de voler de petits moments d’authenticité, si rares dans un contexte aussi contrôlé.

Mausolée du sultan Sanjar (12e siècle), à Merv. Photo: Marie-Julie Gagnon

Sans doute, eux aussi se sont dit, en nous approchant, quelque chose comme: «Je n’y aurais pas cru si je ne l’avais pas vu.»

Merv, l'endroit qui m’a laissé la plus forte impression. Photo: Marie-Julie Gagnon

Pratico-pratique:

  • N’entre pas au Turkménistan qui veut: il est nécessaire d’obtenir une lettre d’invitation et de se procurer un visa. Le plus simple reste de passer par une agence de voyages. Les voyageurs indépendants doivent recourir aux services d’un guide sur place.
  • Entre les frontières de l’Ouzbékistan et du Turkménistan s’étend l’un des plus vastes no man’s land que j’ai eu l’occasion de voir. Nous sommes entrés et sortis du pays par deux endroits différents. Au retour, deux navettes ont été nécessaires pour retrouver la route vers Boukhara.
  • Le Turkménistan compterait autour de six millions d’habitants. Ce chiffre est toutefois contesté.
  • Le président actuel, Serdar Berdymoukhamedov, dirige le pays depuis 2022. Il est le fils du deuxième président, Gourbangouly Berdymoukhamedov, qui a régné de 2006 à 2022 sans opposition politique.
  • Achkhabad, détruite par un tremblement de terre en 1948, signifie «ville de l’amour».
  • L’essence ne coûte presque rien, mais l’accès à Internet est à un prix exorbitant, surtout quand on souhaite se doter d’un réseau VPN pour pouvoir accéder aux réseaux sociaux comme Facebook, YouTube et Twitter, bloqués au pays, tout comme WhatsApp.
  • Le circuit sur la route de la soie de la collection Sélect de Groupe Voyage Québec dure 22 jours au total. Il y a un départ en automne et un départ au printemps. Des guides locaux font les visites en français. C’est la seule agence québécoise à inclure le Turkménistan à son itinéraire.
  • À consulter avant de s’y rendre: les conseils et avertissements du gouvernement du Canada.

J’étais l’invitée de Groupe Voyage Québec, qui n’a eu aucun droit de regard sur ce texte.