La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Ces lieux qui nous bouleversent

En m’arrêtant boire un old fashioned dans un saloon du Nevada, je ne m’attendais pas à me retrouver en larmes devant des coupures de journaux racontant la fin tragique de l’histoire d’amour de deux grandes légendes du cinéma.



À 45 minutes de Las Vegas, Goodsprings était jadis pleine de promesses. Pour la petite histoire, la ville tire son nom de Joseph Good, installé dans la région à la fin des années 1800 dans l’espoir de faire fortune. Il n’est pas le seul, puisque l’exploitation minière et l’expansion du réseau ferroviaire du pays ont largement contribué à la croissance de la région au début du 20e siècle. Bien qu’on la décrive aujourd’hui comme une «ville fantôme» dans les brochures touristiques, la localité compte toujours 200 habitants.

Le Pioneer Saloon constitue à lui seul une raison de s’y rendre. Depuis 1913, l’endroit attire une foule hétéroclite. On peut y boire de bons cocktails et déguster d’excellents burgers (testés et approuvés) dans une atmosphère surannée et résolument charmante.

Le Pioneer Saloon constitue à lui seul une raison de se rendre à Goodsprings, à 45 minutes de Las Vegas. Photo: Marie-Julie Gagnon

Voyage dans le temps

Avant de pousser la porte, un écriteau donne le ton: «Beware! Poker playing & loose women are permitted in this establishment.» («Attention! Les joueurs de poker et les femmes en liberté sont autorisés dans cet établissement.»)

Je suis déjà conquise.

Avant de pousser la porte, cet écriteau donne le ton. Photo: Marie-Julie Gagnon

En franchissant le seuil, je me retrouve projetée dans un autre monde. Près de l’entrée, un homme aux longs cheveux blancs coiffé d’un chapeau de cowboy et à la barbe tout aussi longue croque dans un hamburger. Plus loin, l’un des serveurs claudique vers la terrasse. Près du bar, un caméraman filme un couple parfaitement assorti au décor. Ce n’est pas inhabituel ici: les tournages y sont si fréquents qu’un écriteau nous prévient de la possibilité de se retrouver à l’écran.

La porte d'entrée du Pioneer Saloon. Photo: Marie-Julie Gagnon

En pénétrant dans la seconde pièce, mon regard est attiré par mille choses à la fois. Un lustre à pampilles. Une dactylo Underwood. Un téléphone à cornet et un autre à roulette. Une batée et une balance. Des artéfacts issus de différentes époques sont disposés ici et là, donnant l’impression qu’artistes et voyageurs des années 1920 ou 1930 viennent à peine de quitter les lieux. Estampés d’origine de Sears & Roebuck Co., les murs et le plafond en étain attirent aussi l’attention. Seule la musique, un mélange de succès plus contemporains – du moins, au moment de ma visite –, rappelle qu’il y a bien longtemps que la Deuxième Guerre mondiale est finie.

Des artéfacts issus de différentes époques sont disposés ici et là, donnant l’impression qu’artistes et voyageurs des années 1920 ou 1930 viennent à peine de quitter les lieux. Photo: Marie-Julie Gagnon

Plus ancien bar du sud du Nevada, le saloon a survécu «à la grippe espagnole, à la Première Guerre mondiale, à la Grande Dépression, à la Prohibition, à la Seconde Guerre mondiale, à la Grande Récession et, plus récemment, à la COVID-19», résume le site web de l’établissement. La propriété a été classée monument historique du Nevada en 2007.

Sur le mur du fond, des photos et coupures de journaux encadrées piquent la curiosité. Au-dessus, on peut lire: «Carole Lombard & Clark Gable Memorial Room» – le «e» ayant clairement été ajouté après sur la banderole.

Carole Lombard & Clark Gable Memorial Room. Photo: Marie-Julie Gagnon

Quand je demande au serveur pourquoi, il me répond simplement: «Parce qu’ils avaient l’habitude de venir ici.» Mes recherches ne permettent pas de confirmer hors de tout doute que c’était bien le cas, mais une histoire se détache des autres: quand l’avion dans lequel Carole Lombard et sa mère se trouvaient place s’est écrasé non loin de là, Clark Gable aurait attendu pendant trois jours au saloon des nouvelles des fouilles entamées pour retrouver le corps de sa bien-aimée. «Les traces que vous voyez sur le zinc sont celles de son cigare, dans lesquelles les gens ont enfoncé les doigts au fil des années», me raconte plus tard le même serveur.

Il n’en fallait pas plus pour que la grande romantique en moi plonge dans un vortex pour remonter le fil des événements.

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Pour qui vous prenez-vous, Clark Gable?

Bien qu’ils aient partagé l’écran dans le film No Man Of Her Own en 1932 – on raconte qu’ils se trouvaient plutôt antipathiques pendant le tournage –, Carole Lombard et Clark Gable ont véritablement vécu leurs premières étincelles en 1936, lors d’un bal animé par l’actrice.

Carole Lombard. Photo: Marie-Julie Gagnon

Vanity Fair raconte qu’à la fin de la soirée, quand l’acteur a raccompagné la belle, elle a répondu à ses avances par: «Pour qui vous prenez-vous, Clark Gable?» (C’est à ce moment précis que je suis devenue fan de Lombard, sans avoir jamais vu un seul de ses films.) S’en est suivi un enchaînement de moments confus, mais elle n’a pas cédé.

Dans le livre Gable & Lombard: A Biography, l’auteur Warren G. Harris raconte le réveil de Gable au son d’étranges roucoulements, et avec une forte gueule de bois, le matin suivant. «[Lombard] décida qu’elle avait été trop dure avec lui, elle appela donc une animalerie et leur demanda d’envoyer une paire de colombes en guise d’offrande de paix, rapporte pour sa part Vanity Fair. Elle a ensuite soudoyé l’un des employés de l’hôtel pour qu’il relâche les colombes dans l’appartement de Gable pendant qu’il dormait encore. Il trouva alors une carte attachée à la patte de l’un des oiseaux, avec les mots: “How about it? Carole”.»

Encore marié à sa deuxième femme à ce moment, Clark Gable est néanmoins rapidement tombé amoureux de la blonde actrice au caractère bien trempé «dont la philosophie était le rire», selon un ami cité par Harris.

Reconnue pour sa générosité, elle n’en était pas moins très compétitive. Pour conquérir Gable, elle a appris à pêcher à la mouche et à chasser, en plus de faire du camping dans un sac de couchage recouvert de ses manteaux de fourrure. On est glamour ou on ne l’est pas.

Même si le couple marié en 1939 semblait filer le parfait amour dans son ranch d’Encino, des rumeurs de tromperies, notamment avec la sulfureuse Lana Turner, portaient ombrage au bonheur de l’actrice. Engagée à soutenir les troupes pendant la guerre, elle se trouvait en Indiana juste avant sa mort. «Selon Harris, le 12 janvier 1942, les Gable se sont violemment disputés au sujet de ses infidélités avant qu’elle ne parte en tournée. Lorsqu’elle arriva à la gare, Gable n’était pas là. En guise de gag, Lombard avait laissé un mannequin nu dans son lit pour lui tenir compagnie.»

Après une tournée couronnée de succès, elle a souhaité rentrer le plus vite possible à la maison avec sa mère et un publicitaire de la MGM. Fervente adepte de numérologie et de sciences occultes, sa mère a tenté de la dissuader de prendre l’avion. La décision a finalement été prise en tirant à pile ou face. L’appareil s’est écrasé près du mont Potosi.
Désespéré, Clark Gable aurait même tenté d’escalader la montagne pour fouiller lui-même le site, avant qu’un employé de la MGM le ramène en bas. Un rubis offert par l’acteur a été retrouvé sur le corps de la défunte.

Inconsolable, Clark Gable a alors sombré dans l’alcool et s’est engagé dans l’armée, comme elle l’aurait selon lui souhaité. Une série de blondes ont ensuite traversé sa vie, dont Grace Kelly. À son décès, en 1960, il a été enterré auprès de Carole Lombard.

Je n’ai jamais pu terminer mon hamburger.