Photo: Tony Lee, Unsplash
17 avril 2023Auteure : Emilie Laperrière

Un complot, la «ville des 15 minutes»?

Urbanisme et théories du complot vont rarement de pair. Des conspirationnistes ont pourtant récemment décrié le modèle de la «ville des 15 minutes», qu’ils voient comme un plan visant à confiner les citoyens chez eux et à restreindre leurs déplacements ou leurs libertés individuelles. Qu’en est-il vraiment? Voici ce qu’il faut savoir.



Le concept de la ville du quart d’heure, que les anglophones appellent la ville des 15 minutes, n’est pas nouveau. Il a été développé en 2015 par l’urbaniste franco-colombien Carlos Moreno, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne, où il est directeur scientifique et cofondateur de la Chaire ETI (Entrepreneuriat Territoire Innovation). Celui-ci lui a d’ailleurs valu l’Obel Award, un prix qui «honore les récentes contributions architecturales exceptionnelles au développement humain dans le monde», en 2021.

Avant lui, Portland, en Oregon, a lancé les quartiers 20 minutes aux alentours de 2009. Les deux s’inspirent des principes du nouvel urbanisme, un mouvement basé sur la réduction de la dépendance à la voiture.

L’idée est relativement simple. Dans une ville du quart d’heure, les habitants ont accès à pied ou en transport actif à tout ce dont ils ont besoin en 15 minutes (ou moins). Fini, donc, le temps perdu dans les bouchons de circulation pour se rendre au boulot. On marche pour se rendre à la pharmacie, pour prendre un café ou rencontrer les amis au parc et on enfourche son vélo pour aller au travail ou récupérer les enfants à la garderie.

Cette ville à échelle humaine présente en théorie de nombreux avantages. En plus de réduire la longueur de nos déplacements, elle permet de limiter la pollution, de revitaliser les rues commerciales, d’améliorer le sentiment de sécurité et de créer des liens entre les citoyens tout en gardant la forme.

Portland, en Oregon, a lancé les quartiers 20 minutes aux alentours de 2009. Photo: Cole Keister, Unsplash

De plus en plus prisé

Depuis 2016 – et encore plus depuis la pandémie – le concept fait des adeptes. C’est le cas notamment de Paris. Milan et Dublin ont aussi intégré les principes dans leur aménagement. Barcelone et ses super-blocs, des mini quartiers complets où le piéton a la priorité, s’inscrivent également dans cette mouvance. Copenhague va plus loin, et veut transformer son quartier de Nordhavn en ville des cinq minutes.

Même O’Fallon, une ville de banlieue de 32 000 habitants en Illinois, y adhère. Selon le plan de la municipalité, devenir une ville des 15 minutes contribuera à rendre la vie des citoyens plus pratique, moins stressante et plus durable. Au total, près de 100 maires ont embrassé le concept autour du monde.

Au Québec, même si l’idée n’a pas encore été proprement testée, Valérie Plante lui avait consacré une place de choix dans son plus récent programme électoral.

Pour les experts, comme l’architecte Daniel Pearl, un modèle montréalais serait d’ailleurs tout à fait possible. En entrevue avec La Presse le mois dernier, il suggérait de rebâtir des secteurs du Sud-Ouest actuellement «dépeuplés et sans infrastructures» dans Verdun, Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri, La Salle, Ville-Émard et Côte-Saint-Paul, et de les transformer en zones à haute densité, avec services essentiels à proximité.

Pour les experts, un modèle montréalais de la ville aux 15 minutes serait tout à fait possible. Photo: Randy Laybourne, Unsplash

Un cauchemar dystopique?

Qu’est-ce qui fait donc tiquer les complotistes dans ce concept où parcs, écoles, hôpitaux, bureaux et magasins sont à deux pas? Il faut remonter à 2020 pour connaître la réponse.

La pandémie a donné un nouveau souffle à l’idée d’une ville à échelle humaine. Le Forum économique mondial et le C40 (aussi appelé le Cities Climate Leadership Group), de même que d’autres grandes organisations comme ONU-Habitat, la promeuvent depuis 2020. Cet appui, jumelé à la théorie du complot voulant qu’un confinement climatique serait imminent, a mis le feu aux poudres.

Le débat s’est poursuivi quand Oxford, en Angleterre, a annoncé vouloir mettre en place un projet pilote très controversé. Ce plan de filtrage du trafic vise à réduire au maximum la circulation des véhicules sur six rues de la ville. Ceux qui y circulent devront demander une autorisation ou payer une amende. Des conspirationnistes ont alors lié ce plan à la ville du quart d’heure, en affirmant faussement que les résidents allaient être confinés dans un rayon de 15 minutes autour de leur domicile et mis sous surveillance.

Oxford, en Angleterre, veut mettre en place un plan de filtrage du trafic visant à réduire au maximum la circulation des véhicules sur six rues de la ville. Photo: James Coleman, Unsplash

Environ 2 000 manifestants sont descendus dans les rues d’Oxford en février pour protester contre les projets du conseil municipal. Ceux-ci craignent entre autres d’être bloqués à l’intérieur de leur zone.

Carlos Moreno, «l’ennemi public numéro un», comme il se décrit lui-même, admet avoir été surpris par l’ampleur de la haine à son endroit, lui qui reçoit désormais des menaces de mort. En entrevue avec Dezeen, il persiste et signe. «Mon combat est de savoir comment nous pourrions améliorer la qualité de vie», insiste-t-il.

Même si le nom est accrocheur, les 15 minutes ont peu d’importance pour l’urbaniste. Celui-ci croit que le concept est adaptable aux réalités de chaque ville. «Nous pourrions avoir une ville de 10, 18, 25 ou 39 minutes. La question n’est pas le temps. La vraie question est celle d’un nouveau modèle d’urbanisme.»