Le racisme est-il (aussi) une question d’urbanisme?
Alors que les manifestations contre le racisme entourant la mort de George Floyd se poursuivent aux États-Unis et ailleurs dans le monde, on s’est demandé si les inégalités raciales étaient en partie perpétuées par la façon dont nous aménageons nos villes. Petit tour de la question.
Pendant la première fin de semaine de juin, des milliers de manifestants ont pris d’assaut l’Interstate 94 pour marcher du Capitole de l’État du Minnesota à Saint-Paul jusqu’à Minneapolis. Ce monstre de béton revêt une importance symbolique pour la communauté noire de la région.
L’autoroute qui divise
Cette autoroute a en effet scindé dans les années 1950-60 le quartier auparavant florissant de Rondo, où habite la plus grande communauté afro-américaine de Saint-Paul. Les historiens locaux estiment que plus de 300 entreprises ont ainsi été détruites et que plus de 600 familles ont perdu leur maison.
Comme l’admet aujourd’hui le gouverneur du Minnesota, Tim Walsh, la décision d’aménagement a été lourde de conséquences. «Ce n’était pas seulement physique: ça a déchiré une culture, ça a déchiré qui nous étions. C’était un acte aveugle qui disait que cette communauté n’a pas d’importance, qu’elle est invisible», a-t-il expliqué en conférence de presse.
Depuis la mort de George Floyd, les marches pacifiques sur les principales autoroutes américaines, comme l’I-630 à Little Rock, Arkansas, l’I-40 à Memphis, Tennessee ou l’I-75 à Cincinnati, Ohio, mettent en lumière la dévastation causée par la construction du réseau routier interétats, et pas seulement au Minnesota. De New York à Los Angeles, celle-ci a contribué à des décennies de ségrégation raciale, allant même jusqu’à décimer certaines communautés.
Ces quartiers cloisonnés, avec un accès limité au reste de la ville pour ceux qui peuvent uniquement compter sur le transport en commun pour se déplacer, entraînent notamment une baisse de la population et un taux de chômage élevé.
Des pratiques discriminatoires
Les autoroutes ne sont pas les seules à blâmer pour les inégalités encore présentes aujourd’hui chez nos voisins du sud. Historiquement incapables d’acheter des propriétés ou soumis à des pratiques de prêt abusives, de nombreux Afro-Américains sont toujours contraints de vivre dans des quartiers enclavés et mal desservis.
Par conséquent, les résidents noirs sont en général plus exposés à la pollution. Ils sont plus susceptibles de vivre dans des zones plus sensibles aux changements climatiques et aux catastrophes naturelles. Ils sont en outre plus nombreux à vivre dans des quartiers ayant peu d’accès à des fruits et légumes frais.
Même l’exposition à la chaleur extrême change selon la couleur de la peau. Une étude publiée en janvier par la Portland State University et le Science Museum of Virginia démontre que les politiques américaines racistes en matière de logement ont également un impact sur la localisation des vagues de chaleur. Les quartiers qui ont été privés de services municipaux et de soutien à l’accès à la propriété au milieu du XXe siècle sont désormais les zones les plus chaudes de 94% des 108 villes analysées par les chercheurs.
L’histoire d’Africville
Les inégalités raciales ne se confinent pas au sud de la frontière. L’un des exemples les plus flagrants d’urbanisme discriminatoire se trouve à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Le professeur à l’Université Concordia et auteur du livre Displacing Blackness Ted Rutland s’est intéressé à la révoltante histoire du quartier Africville.
L’urbanisme moderne a longtemps promis d’améliorer la qualité de vie humaine. Or, la définition d’un être humain ne semblait pas être la même au siècle dernier. Selon le professeur, les villes canadiennes privilégiaient la qualité de vie «explicitement ou implicitement des personnes blanches, de classe moyenne, certainement hétérosexuelles durant les six ou sept premières décennies du XXe siècle».
400 Noirs se sont installés à Africville, tout juste au nord d’Halifax, vers 1840. Même si ses résidents payaient des impôts, la Ville ne leur fournissait aucun service. Africville ne comptait aucun système d’égouts ou de distribution d’eau potable. Pas de rues pavées ou de collecte de déchets non plus. Halifax y a plutôt construit au fil des années un dépotoir à ciel ouvert, un incinérateur, une prison et un hôpital pour les maladies infectieuses. La situation s’est perpétuée jusqu’en 1964, lorsque les autorités municipales ont rasé le quartier en dépit des protestations, sous prétexte que c’était un bidonville.
Comme le rappelle toutefois Ted Rutland, le racisme au Canada ne se résume pas à Africville. Il y a plein d’histoires similaires à travers notre histoire.
Repenser le design urbain
Pour régler en partie le problème, le professeur d’architecture à l’Université Columbia Justin Moore croit que la solution réside dans la profession même. Dans un article publié par Fast Company en 2016, celui-ci soulignait avec justesse que la majorité des personnes qui planifient, conçoivent et construisent nos communautés et nos villes n’ont pas la diversité de ces mêmes communautés et villes.
«Il y a des angles morts importants, et les professions et les écoles de design doivent développer d’autres sensibilités, d’autres compétences […] et des pratiques de design qui incluent non seulement l’engagement social ou communautaire, mais aussi une meilleure compréhension», disait-il alors.
Les urbanistes et planificateurs urbains devraient par exemple comprendre qu’une ville sécuritaire a plusieurs définitions, surtout pour ceux qui sont vulnérables à la victimisation et aux préjugés. Demander leur avis aux personnes discriminées serait déjà un pas dans la bonne direction. Peut-être pourra-t-on ainsi créer des villes et des espaces publics qui seront vraiment conçus pour tous.