©Laurent Boursier
5 février 2024Auteur : Gilles Archambault

Gilles Archambault: Le vieux subsiste

Peu de choses m’énervent autant que l’adulation que l’on a pour les vieillards. Ou la condescendance dont on fait montre à leur égard. Je ne souhaite évidemment aucun mal aux vieux débris dont je suis depuis trop longtemps. Je souhaiterais tout bonnement qu’on cesse de les tenir pour des êtres à plaindre ou, pire encore, pour des phénomènes.



J’ai 90 ans depuis quelques mois. Il convient que j’aie une petite maladie. Apprenez qu’il s’agit d’un cancer de la prostate. À ce qu’il paraît, c’est un cancer dont l’action est lente. On verra. Il n’est pas étonnant non plus que mes jambes demandent grâce. Elles finiront bien par m’indiquer que le recours au déambulateur s’impose. Là encore, du calme. Pas de panique.

Il y a quatre ou cinq ans, j’ai cru bon de me défaire de ma discothèque. Six mille CD. Peu de temps après, j’ai fortement élagué ma bibliothèque dont pourtant j’étais assez fier.

Pour moi, une sorte de préparation à la mort. Je ne m’attendais pas à cet entêtement de la vie à mon endroit, persuadé plus souvent qu’il n’était raisonnable que l’aventure avait assez duré. Je m’empresse de dire que dans mon cas, le mot «aventure» est exagéré. J’avais bien pris certaines décisions au cours de ma vie, mais très souvent je m’étais laissé porter par l’air du temps.

Affecté de cette longévité dont Ambrose Bierce dit dans son Dictionnaire du diable qu’elle était «la prolongation inconfortable de la peur de la mort», je continue à ne pas trop la craindre celle-là. Est-ce parce que j’ai toujours eu un enthousiasme relatif par rapport à l’existence? Cela est possible. Il me semblerait plutôt qu’en même temps que me devenait plus difficile le simple fait de marcher disparaissait petit à petit en moi cette possibilité d’émerveillement qui m’avait habité jadis. Que restait-il de la curiosité intellectuelle qui animait le fils de petit fonctionnaire que j’étais qui, vers 1950, allait à la librairie Tranquille, rue Sainte-Catherine, se procurer des livres en solde? Je ne le savais que trop bien. J’étais devenu un vieil homme qui écoulait ses journées à relire des pages aimées, à réécouter des centaines de fois des solos de Lester Young ou de Ben Webster. Fini le temps des petits voyages à Montparnasse, des muscadets à la terrasse d’un café de la rue de la Gaîté ou des tartiflettes rue Mouffetard. On vous le répète à satiété, vous avez eu de la chance de les connaître, ces ersatz. Vous en convenez sans difficulté. Il n’est toutefois pas nécessaire d’insister. Vous avez compris que la recréation est terminée.

Il vous est doux d’entendre que vos livres vont vous survivre. Mais vous ne le croyez en rien. Vous vous contentez de sourire. Pourquoi risquer de déplaire?

À des amis très chers, il vous en reste, vous avouez certains soirs que votre reliquat de vie pourrait se dérouler dans des conditions nettement plus affreuses. L’actualité vous en propose de multiples. Il y a les guerres, les catastrophes, les migrations forcées. Vous savez que vous êtes peinard au fond. Bien sûr, il y a la bêtise de plus en plus agressive, en Occident, le règne du moralisme primaire, l’inculture généralisée. Quand vous pouviez encore sortir à volonté de votre appart, vous constatiez à quel point certaines librairies pouvaient devenir infréquentables, peuplées qu’elles étaient de non-livres. Du moins l’estimiez-vous. En douce, vous deveniez conservateur.

Je ne m’étonne plus depuis longtemps de l’esprit de tolérance qui de plus en plus souvent m’habite. Très souvent, je me rends compte qu’il ne s’agit pas en réalité d’une acceptation, mais plutôt de la manifestation d’un à quoi bon. On me dit parfois que je fais montre de sagesse. Je laisse dire, mais je n’en crois rien. Je suis parvenu à un stade de ma vie où j’ai le temps de m’analyser. Je ne suis pas toujours fier du résultat de mes analyses.

Assis dans un fauteuil que je ne quitte plus que rarement, je suis devenu le spectateur de ma non-vie. Il m’arrive de me trouver pitoyable. Rarement au point toutefois de ne pas m’amuser à mes dépens. Certains jours, je m’étonne de déraisonner. À d’autres, je me félicite d’une réaction que j’ai eue. Allez y comprendre quelque chose.

 

©Maude-de-Varennes

NDLR: Gilles Archambault réalisateur, animateur et auteur a publié de nombreux ouvrages au fil des décennies. Soulignons parmi ces derniers titres: La candeur du patriarche (Boréal avril 2023) Un après-midi de septembre (Boréal été 2023 édition spéciale tirage limité) et Vivre à feu doux (Boréal janvier 2024).