Urgences assiégées

Le problème des urgences au Québec est tellement complexe qu’on ne peut pas se permettre de jugement à l’emporte-pièce du genre: «Le ministre ne fait rien!», ou: «Ça doit se régler demain!» Le système se débat avec des problèmes structurels, organisationnels et culturels profonds qui ne se régleront ni en heures ni en jours, mais en mois et en années.



La dernière annonce du ministre Barrette, 23 millions de dollars pour libérer 350 lits d’hébergement, a suscité bien des critiques. Pourtant, elle figure noir sur blanc parmi les solutions proposées dans l’excellente étude comparative des urgences au Québec du Commissaire à la santé et au bien-être (on se demande encore pourquoi le ministre a aboli ce poste en décembre 2017). Malgré son style abrasif, le ministre Barrette est sur la bonne voie, mais sa capacité d’action demeure limitée devant une machine aux rouages complexes.

Le problème des urgences est si profond que le fait d’en régler un aspect peut avoir pour effet d’empirer les autres. Par exemple, il y a quelques années, on préconisait de diffuser une information à jour sur la situation des urgences partout. Ce qui a été fait. Résultat: les patients s’informent avant de partir et vont encombrer les urgences qui marchent le mieux.

Photo: Daan Stevens, Unsplash
Photo: Daan Stevens, Unsplash

Toc, toc, toc, allo?

Globalement, les urgences ont deux problèmes: le premier, à l’entrée (l’attente avant l’admission), et le second, à l’interne (l’attente sur civière après l’admission).

Le problème des urgences à l’entrée — l’attente avant l’admission — se résume à deux causes qui sont à la base de tout: des lacunes quant aux soins de première ligne et un manque tantôt de jugeote, tantôt d’information.

Commençons par la jugeote: selon l’étude comparative des urgences au Québec publiée en juin 2016, près de 60% des patients qui se présentent dans les urgences souffrent d’un problème qui n’est pas critique et qui ne nécessite pas de soins urgents. Les gens malades (ou leurs proches) sont souvent incommodés, inquiets ou mal informés au point de les amener à un stade de crainte qui leur fait choisir la mauvaise porte d’entrée.

Ce que l’on appelle LA liste d’attente à l’urgence est en réalité constitué de cinq listes parallèles. Les trois premières concernent des problèmes qui présentent une menace immédiate ou potentielle au patient, qui nécessitent une intervention médicale ou qui présentent un risque sérieux de détérioration rapide. Les cas classés 4 sont «moins urgents» et les 5, carrément «non urgents». Si vous arrivez à l’urgence avec un rhume ou une diarrhée, l’infirmière au triage vous classera 4 ou 5, sauf si elle décèle un problème sous-jacent plus grave.

Cas vécu par un médecin «soignant» un patient enrhumé particulièrement congestionné:

«Docteur, j’ai du mal à respirer.

— Avez-vous essayé de respirer par la bouche?

— Ah oui, ça va mieux.»

Tout le monde serait plus avancé si l’infirmière au triage pouvait dire à ces patients de s’en aller à la clinique de l’autre côté de la rue ou de retourner chez eux. Elle n’a pas le droit de le faire: la loi exige qu’un médecin voie toute personne qui se présente à l’urgence. Que faire alors? Elle les met, littéralement, sur la voie de garage en les classant 4 ou 5: ils seront vus quand tous les patients classés 1, 2 et 3 auront été admis.

Contrairement à ce que l’on entend dans les journaux, aux nouvelles et sur les réseaux sociaux, les salles d’urgence québécoises fonctionnent plutôt bien à l’admission… pour les «urgences urgentes». Les gens qui se plaignent d’avoir attendu 12 ou 24 heures — en général, classés «moins urgents» ou «non urgents» — n’auraient pas dû être là. En principe, la ligne 811 d’Info-Santé, créée en 2008, est censée remédier à ce problème, mais le service est jugé suffisamment inégal pour mériter qu’on revoie ses pratiques après dix ans.

Si tant de gens se présentent à l’urgence alors qu’ils ne le devraient pas, c’est aussi parce qu’il n’y a pas de «clinique en face». Cela tient au fait que les soins de première ligne au Québec sont particulièrement lacunaires. Le ministre souhaite le corriger avec ses Groupes de médecine de famille (GMF) et ses super-cliniques, mais la solution n’est pas parfaite et les problèmes de mise en œuvre sont nombreux.

Le Québec manque aussi de personnel médical et infirmier. Avec 242 médecins pour 100 000 habitants, le Québec est à 33% sous le niveau de la France, où les services de première ligne et les urgences sont autrement meilleurs. Le Québec est dans la bonne moyenne canadienne sur ce plan et améliore sa situation d’année en année depuis dix ans. Mais il demeure très déficient en matière d’infirmières praticiennes (400 contre 3000 en Ontario), qui sont justement les plus à même de régler les bobos moins urgents ou non urgents qui assiègent les urgences.

Un autre problème tient au fait que les listes d’attente pour des spécialistes, certains tests ou les hospitalisations, sont parfois si longues que bien des médecins généralistes préfèrent diriger leur patient vers l’urgence pour accélérer les choses. Cette pratique tend à s’accroître, alors qu’une meilleure organisation devrait prévoir un meilleur accès à travers un «accueil clinique» autre que l’urgence — une autre recommandation pleine de bon sens du rapport du Commissaire à la santé et au bien-être.

Photo: Hush Naidoo, Unsplash
Photo: Hush Naidoo, Unsplash

Les civières

L’autre grand problème des urgences concerne le temps sur civière pour les patients déjà admis.

Puisque chaque patient à l’urgence doit être vu par un médecin, il tomberait sous le sens qu’un établissement puisse mobiliser plus de médecins s’il arrive plus de monde — en cas d’épidémie de grippe ou de gastro, par exemple. Or, la plupart des hôpitaux sont organisés pour mobiliser des infirmières, mais pas des médecins!

L’autre grande carence des urgences québécoises — hormis la gestion bancale de la première ligne et des non-urgences — est donc organisationnelle.

Dans son rapport de juin 2016, le Commissaire à la santé et au bien-être démontrait noir sur blanc que les meilleures salles d’urgence ont toutes en commun un engagement de la direction générale d’offrir le meilleur service, de mobiliser médecins et personnel infirmier dans ce sens et de mesurer la performance pour améliorer le système. Les urgences qui marchent sont dans des hôpitaux où chaque service cherche à sortir les patients de l’urgence pour les installer dans un lit.

Malheureusement, trop d’administrateurs hospitaliers perçoivent leur urgence comme un service parmi tant d’autres, alors qu’elle est la principale porte d’entrée du système! Personne ne mesure rien; l’urgence est gérée en silo; les radiographies et les résultats de labo arrivent en fin de journée; le chirurgien-chef ne passe qu’à 7h30 et 16h30. On comprend mieux pourquoi le ministre Barrette, en août dernier, a dû menacer des directions de licenciement.

Sur ce plan, il faut néanmoins revenir sur la tentation du ministre à jouer au pompier. Par exemple, sa dernière annonce quant aux 350 lits en hébergement est certes pertinente sur le long terme, sauf qu’elle n’aura aucune incidence sur l’épidémie de grippe actuelle, d’autant que la plupart des intervenants affirment n’avoir pas été consultés. Il paraît contre-productif de voir le ministre créer des résistances à cause de son tempérament combatif ou par tentation de marquer des points politiques.

Néanmoins, l’aspect le plus intéressant de la comparaison réalisée par le Commissaire à la santé et au bien-être, c’est justement que les problèmes actuels ne sont pas une fatalité. 20 des 113 urgences du Québec sont très bonnes, comme celle de l’Hôpital général juif, de l’Hôtel-Dieu de Lévis ou de Sainte-Croix à Drummondville. Nul besoin, donc, d’envoyer nos médiocres gestionnaires d’hôpitaux étudier les modèles danois ou britannique: il suffirait de leur organiser un stage à Lévis ou à Drummondville!

 

Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.