«Parle à tes boys»: être un homme autrement

La dernière série de meurtres de femmes aux mains de leur conjoint – 9 en 7 semaines, entre le 5 février et le 25 mars dernier – nous rappelle malheureusement que 60 ans de féminisme et d’affirmation des droits de la femme ne nous ont pas encore sortis complètement de l’âge de pierre. Et plus que jamais, la violence faite aux femmes doit devenir l’affaire des hommes qui doivent se tenir auprès des femmes dans cette lutte. Comme l’ont déjà dit des têtes d’affiche: «Parle à tes boys» parce que ça suffit!



Il faut en effet applaudir les quelques hommes qui ont pris la parole, comme l’a fait le premier ministre Legault, mais aussi l’ex-footballeur Étienne Boulay sur les ondes de WKND FM, de manière plus convaincante. Comme l’on fait aussi les quatre artistes et militants antiracistes Ricardo Lamour, Will Prosper, Thierry Lindor et Rito Joseph avec leur initiative «Parle à tes boys». L’idée est que ce soient les hommes qui rompent le silence dans les familles quand ils savent que quelque chose cloche, et qu’ils éduquent les garçons à verbaliser leurs émotions et à développer des relations égalitaires avec les filles – et plus tard dans le couple.

Il faut s’indigner de ces meurtres sordides, mais il faut aussi s’indigner de la mécanique sous-jacente qui y conduit: les mentalités, les conditions socioéconomiques, le manque de services et les carences du système judiciaire, auxquels nous contribuons tous comme acteurs, comme contribuables, comme citoyens ou comme spectateurs.

Car ce qu’il faut casser, c’est un système de domination masculine incrusté dans les couples, dans la société, à la télé, et jusque dans la structure des salaires. Bien des hommes peinent à le croire, mais c’est la totalité de ce sexisme «ordinaire» qui crée une sorte d’incubateur qui s’alimente lui-même et transforme tant de petits tyrans ordinaires en monstres et parfois en assassins.

Pour qu’elles ne deviennent pas des statistiques

Mais les femmes ne peuvent-elles pas être violentes? Des hommes ne sont-ils pas aussi leur victime? C’est vrai, mais c’est rare. La statistique officielle est sans appel: 12 fois plus de femmes sont victimes de meurtre dans un contexte familial que d’hommes. Douze fois. Pour l’ensemble des violences concevables, c’est «mieux»: juste cinq fois plus!

Quand on considère les statistiques de l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation, la relation entre la victime et son meurtrier est limpide. La moitié des femmes assassinées (48%) sont victimes de leur époux ou d’un partenaire intime. Dans la figure inverse, seulement 4% des meurtres d’hommes sont le fait d’une épouse ou d’une partenaire intime.

Assurément, il y a donc quelque chose qui s’exerce dans les couples et qui est mortel pour les femmes. Cela devient plus clair quand on considère que le meurtre n’est en fait que la pointe de l’iceberg.

En 2016, dernière année de statistiques complètes pour le Québec, on rapportait 19 906 actes criminels dans un contexte conjugal (viol, séquestration, intimidation, enlèvement, voie de fait grave et harcèlement criminel). Et Statistique Canada estime que seulement 36% des crimes sont rapportés.

Et ça, c’était avant la pandémie, qui a forcé des millions de couples à rester à la maison sans le «répit» des quelques heures au boulot, avec des conséquences désastreuses pour les couples dysfonctionnels ou «poqués». Les 43 centres d’hébergement du Regroupement des maisons d’accueil pour femmes victimes de violence conjugale hébergent 2 700 femmes et 2 200 enfants, mais ils ont dû refuser 10 000 demandes d’accueil pendant la crise des mesures sanitaires – tout en répondant à 84 000 demandes de soutien sans hébergement.

Pire encore: cette violence ne se limite pas au couple, elle touche tout l’entourage, à commencer par les enfants. Les 9 féminicides de la dernière série noire ont laissé 17 orphelins. Mais 50 000 Québécoises victimes de violence, ça veut dire au moins autant d’enfants traumatisés – comme témoins ou comme victimes directes.

La prévention, une clé essentielle

Les centres d’hébergement, s’ils sont méritoires, ne sont pas la solution, puisqu’il faudrait prévenir cette violence – ou, minimalement, la contrôler. Certes, les politiques gouvernementales et l’appareillage psychosocial sont nécessaires, mais il faut d’abord mobiliser les hommes.

Que chaque homme agisse en homme et parle à «ses» hommes, qu’il leur dise qu’un vrai homme doit s’élever au-dessus de ses pulsions, s'il en a. Que chacun agisse dans sa sphère: avec ses employés, avec ses collègues, avec ses électeurs, ses citoyens. Si vous êtes employeur, vous devriez vous assurer que vos employées sont payées autant que les hommes. Si vous êtes premier ministre, vous devriez d’abord vous assurer que les maisons d’accueil ne sont pas sous-financées et reçoivent ce qu’on leur promet. Actuellement, elles en sont plutôt à quémander ce que le budget de 2020 leur a promis – et pas encore versé.

Ce dont il est question ici, c’est de casser un système plusieurs fois millénaire qui a mis en place tout un échafaudage de valeurs, de modèles et d’usages. Les hommes, qui en sont les premiers bénéficiaires, en sont à peine conscients puisque presque tout dans la société vient appuyer cette vision du monde.

Prenez une banale comédie de Molière, par exemple: l’humour tourne habituellement autour d’un père qui veut choisir le mari de sa fille, qui en aime un autre. Mais on est quand même dans un contexte où elle n’est rien si elle n’est pas mariée. On ne reviendra pas sur le passé. D’ailleurs, il est tout à fait possible d’enseigner les classiques pour leurs mérites – tout en faisant comprendre la charge sexiste qu’ils contiennent.

On devrait juger avec moins d’indulgence des créations modernes, qui n’ont pas l’excuse du recul des siècles ou des décennies. L’auteure India Desjardins vient de publier un intéressant essai, Mister Big, où elle examine les codes des comédies romantiques qui glorifient des amours toxiques, en prenant pour exemple Sex and the City. Mais on trouve pire, comme la très populaire série du Trône de ferdont les créateurs se sont complu pendant huit saisons à projeter une image dégradante de la femme que rien ne justifie dans la trame narrative.

Les médias aussi doivent se poser des questions. Quand ils annoncent un meurtre commis dans un contexte conjugal, ils vont un peu vite en affaire à le contextualiser. Pourtant, que le couple se soit séparé ou ait divorcé n’explique rien. Et on utilise l’expression «drame familial» ou «crime passionnel» alors qu’au contraire, ce genre de meurtre est autre chose que «passionnel»; il est même souvent réfléchi. C’est, au contraire, la dernière étape d’un rituel de contrôle et de domination arrivée à son extrémité.

Quand la domination masculine fait loi

Les hommes, qui ont été les bénéficiaires d’un système sexiste et patriarcal qui les avantage depuis 10 000 ans, auront bien sûr de très gros efforts à fournir pour regarder la réalité en face. L’école devrait les y aider, mais si elle ne le fait pas, alors ce devrait être un devoir civique de tous les hommes de bonne volonté à s’entraîner et à entraîner leurs pairs à seulement percevoir la violence inhérente d’un système sexiste dont 60 ans de féminisme commencent tout juste à nous libérer.

Petit retour sur l’histoire. Jusqu’à tout récemment, les femmes étaient de facto sous la tutelle de leur mari ou de leur père, un statut s’apparentant à celui de mineures. Lorsque la nouvelle députée Claire Kirkland-Casgrain a dû s'installer à Québec en 1961, la première femme élue à l’Assemblée nationale avait désormais le pouvoir de faire les lois… mais la loi lui interdisait de signer un bail! Seul son mari pouvait le faire pour elle. On ne parle pas ici des talibans ou du Moyen-Âge, mais du Québec d’il y a à peine 60 ans.

Ce n’est qu’en 1965 que la cruauté physique et mentale est devenue un motif acceptable de divorce. Mais les femmes ont dû attendre jusqu'en 1983 pour que le parlement fédéral décrète qu’un homme peut être accusé de viol ou de voie de fait contre son épouse (avant cette date, un mari ne pouvait pas violer sa femme puisque, étant mariée, elle était réputée consentante!). Pendant plusieurs années, les policiers hésitaient à appliquer la loi et attendaient que l’épouse porte plainte. Ce n’est qu’en 1986, il y a 35 ans, que le ministre de la Justice et le Solliciteur général ont accouché d’une politique d’intervention claire. Le slogan: «Battre sa femme est criminel.»

Une culture de contrôle à casser

La violence faite aux femmes dans les couples est en fait un sous-produit d’une autre forme de violence plus insidieuse et très répandue: la volonté de contrôle. Celle-ci prend de multiples formes: contrôle de l’argent, contrôle du salaire, contrôle du temps, contrôle de l’apparence, contrôle des fréquentations, contrôle des allées et venues. Les moyens d’exercer ce contrôle sont très diversifiés, comme le refus de partager les tâches, le refus de socialiser, la jalousie, l’espionnage du téléphone, du courriel et des déplacements, etc.

Pour chaque femme assassinée, il y en a des centaines d’autres qui vivent avec un tyran qui les humilie, les intimide, les violente. Et ce n’est que la partie la plus visible de tous ces petits tyrans ordinaires qui tolèrent d’avoir une patronne parce qu’ils peuvent se reprendre au foyer comme autant de «petits boss des bécosses».

Il faudra sans doute plusieurs générations pour casser un atavisme qui remonte à plus de 10 000 ans. Mais entretemps, il faut agir pour que des réflexes de domination ne s’enveniment plus jusqu’à mener à la terreur et au meurtre.

Il existe un très troublant décalage entre les valeurs publiques de la société et celles des couples. L’espace public a été transformé. Les femmes peuvent, désormais, signer leur bail, avoir une super carrière, prendre la pilule, se faire avorter, faire garder leurs enfants, obtenir une allocation. La pension alimentaire est automatique. Elles ont droit à la moitié du patrimoine familial. Et la loi les protège même contre leur mari. Ce sont des avancées prodigieuses, mais ce fut finalement assez simple de changer les lois. C’est maintenant le cœur des hommes qu’il faut transformer. Alors «parle à tes boys», c’est urgent et essentiel.

 

Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.