L’impôt pour les géants du web, c’est bientôt

Lors du dernier débat des chefs, Justin Trudeau et Andrew Scheer ont tous les deux juré qu’ils exigeraient que les géants du web versent des impôts et des redevances culturelles. Après 20 ans de laisser-faire, c’est un changement de position très important, car nos deux «partis de gouvernement» se sont toujours distingués par un aplaventrisme honteux en matière de régulation du web.



En fait, leur déclaration est un écho de ce qui se trame actuellement dans les antichambres des principaux organismes de gouvernance mondiale comme le FMI, l’OCDE et l’ONU et qui fait jaser dans les coulisses des gouvernements: l’introduction prochaine d’un impôt mondial des multinationales. Cela se négocie même très sérieusement depuis janvier 2019. Ce dont il est question, c’est d’une sorte de traité fiscal mondial par lequel les multinationales paieraient un impôt de 3% sur leur chiffre d’affaires dans chaque pays.

Il s’agit de négociations très complexes qui engagent 134 pays. Cette semaine, le 17 octobre, en marge de la rencontre des ministres des Finances du G20, l’OCDE doit même proposer un cadre de négociation. Si le G20 dit oui, plusieurs observateurs jugent que l’affaire a toutes les chances d’aboutir aussi tôt qu’en 2020.

Si ça marche, il s’agira de la plus importante modernisation du système de fiscalité internationale, établi dans les années 1920 et qui n’a pas beaucoup évolué depuis. Depuis toujours, les multinationales encouragent le laisser-faire sous prétexte qu’il ne faut pas entraver la création de richesse. Les dirigeants commencent à se rendre compte que des multinationales créent surtout de la richesse pour elles-mêmes en vampirisant le reste de la société. Selon l’OCDE, au moins 350 milliards de dollars échappent à la fiscalité des États chaque année.

Imposer les géants du web serait la plus importante modernisation du système de fiscalité internationale, établi dans les années 1920 et qui n’a pas beaucoup évolué depuis. Photo: William Hook, Unsplash

La nouvelle convention va donc créer l’obligation de payer, ce qui suppose la mise en place d’une mécanique de reddition de comptes. Ce contrôle des multinationales est absolument nouveau en matière de gouvernance mondiale.

Cette nouvelle convention fiscale internationale qui se met en place vise à régler deux problèmes distincts. Le premier, c’est le vieux problème de l’évasion fiscale des multinationales. Par un jeu de surfacturation appelé «paiements de transferts», les multinationales canalisent leurs profits vers des paradis fiscaux, si bien qu’elles finissent par ne payer presque aucun impôt. Avec le nouveau système en cours de négociation, chaque multinationale devra verser un impôt à chaque pays en proportion de son activité, qu’elle y ait pignon sur rue ou non. Le dispositif ne viendra pas à bout des paradis fiscaux, mais il n’aidera pas leurs affaires.

L’autre problème que cette taxe contribuera à régler, c’est celui du laisser-faire imposé par les géants du web, qui se disent depuis toujours au-dessus des lois fiscales des pays. Le nouveau système signale la fin de cette ère.

Il faut d’ailleurs saluer la France, qui a forcé le jeu. L’été dernier, le président Emmanuel Macron a décidé d’agir unilatéralement en imposant des règles fiscales similaires à celles que propose l’OCDE – 3% du chiffre d’affaires des multinationales en France. Tout de suite, le président Trump a menacé la France de mesures de rétorsion. Et puis, divine surprise au G7, à Biarritz, Donald Trump s’est écrasé! Emmanuel Macron lui a simplement promis de rembourser la différence entre ce qu’il exige et ce qui pourrait l’être dans le cadre du traité négocié par l’OCDE. On en est là: quand un Donald Trump perçoit le bon sens d’imposer les multinationales, le but est proche.

Dans ce dossier, nous l’avons écrit plusieurs fois, le Canada s’est distingué par sa nonchalance, refusant d’exercer les pouvoirs qui sont les siens. La posture du Canada a été là-dedans d’autant plus indéfendable qu’il avait été un des plus ardents promoteurs de la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle, signée en 2005, et qui lui donne le droit d’agir par traité. Au Canada, seul le gouvernement du Québec a affiché une volonté de réclamer la taxe de vente aux entreprises web.

Si elle vient à exister, cette nouvelle fiscalité internationale ne sera pas parfaite, car elle sera le produit de négociations avec les multinationales, ce qui suppose des compromis. La capacité d’imposition sera assortie de toutes sortes de conditions: l’entreprise devra être milliardaire et avoir au moins 50 millions de dollars d’activité dans un pays.

Cette fiscalité sera réservée aux entreprises qui vendent un produit ou un service au public – ce qui inclut les géants du web, mais exclut les multinationales sous-traitantes (par exemple les équipementiers automobiles ou les consultants informatiques) de même que les entreprises extractrices, comme les minières. On imagine déjà qu’une entreprise comme Facebook pourrait se soustraire à ces mécanismes en dirigeant ses activités vers une firme de consultation bidon qui n’aurait pas de comptes à rendre. Le diable est dans les détails et il faudra voir quel pouvoir de vérification se donneront les États.

Nombre d’observateurs s’inquiètent aussi de voir les règles favoriser les pays riches, qui pourraient accaparer 80% de cette nouvelle assiette fiscale au détriment des pays plus petits ou plus pauvres, dont un bon nombre n’ont ni les moyens ni le personnel pour même participer aux négociations. Ce système d’imposition est une bonne occasion d’introduire une certaine justice fiscale mondiale en encourageant la redistribution. Espérons que les négociateurs seront à la hauteur.

De plus, l’accord que négocie l’OCDE, très complexe, prévoit des mécanismes d’arbitrage qui font l’affaire des multinationales. Il ne faudrait pas que ce nouveau régime vienne affaiblir la capacité des États de réclamer plus. Après tout, le fait qu’une multinationale doive payer 3% de son chiffre d’affaires, ce n’est pas bien gros. Mais si en plus tout le processus est soumis à des procédures d’arbitrages opaques, cela nie le principe du droit le plus élémentaire, à commencer par la souveraineté des États.

D’un autre côté, cette nouvelle fiscalité va créer une nouvelle mécanique de reddition de comptes qui va faciliter d’autres causes, comme la défense des industries culturelles. Il sera d’autant plus facile pour le Canada et le Québec de réclamer des redevances culturelles que l’on saura désormais le niveau d’activité des géants du web au pays.

Même logique pour les environnementalistes, d’ailleurs. Depuis le Protocole de Montréal relatif aux substances qui appauvrissent la couche d’ozone signé en 1987, la diplomatie environnementale a connu quelques beaux succès (protocole de Kyoto, accords de Paris) et de très gros échecs devant la réticence des États à honorer leur signature. Or, la nouvelle fiscalité des multinationales qui se négocie actuellement pourrait servir de cadre à un système mondialisé de taxation du carbone. Car après tout, l’un des principaux arguments des carbosceptiques est justement de dire: «À quoi bon s’imposer des limites si les autres ne jouent pas le jeu?» S’il est possible d’imposer une nouvelle fiscalité des multinationales, il devient possible d’utiliser ce cadre pour leur imposer une écofiscalité conséquente qui reflétera leur activité réelle.

Il faut donc saluer le dispositif qui se met en place. Car même s’il s’avérait timide, il s’agit d’un pas très important. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les Alliés avaient créé une forme de gouvernance mondiale qui s’appelait ONU, FMI, Banque mondiale, OMS, UNESCO. Tout cela est allé cahin-caha, même si la machine avait le mérite d’exister. Il manquait à cet appareillage quelque chose qui ressemblait à une machine de perception. C’est cela qui est en train de se mettre en place et qui risque de changer la manière dont les affaires mondiales se conduisent. Alors, vive l’impôt aux multinationales!

 

Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.