Libre-échange Canada Europe : 510 millions de consommateurs et quelques défis
Le hasard fait parfois bien les choses. Alors que Donald Trump force la négociation de l’Accord de libre-échange nord-américain, qu’il menace de déchirer, voici que le Canada profite d’une embellie sur l’Europe.
En effet, l’Accord économique et commercial global (AECG), le CETA, de son nom anglais, est entré en vigueur le 21 septembre après plus de 10 ans de tractations serrées entre Ottawa et Bruxelles, et qui ont impliqué les 28 pays membres de l’Union européenne et les 10 provinces canadiennes.
Les entreprises canadiennes peuvent donc désormais profiter d’un marché de 510 millions de consommateurs, 50% plus populeux que les États-Unis, et tout aussi riche. Tiens, toi, Donald!
Pour le Canada, l’AECG représente non seulement une nouvelle ère, mais une nouvelle aire. L’affaire est excellente pour le Québec, dont les liens logistiques et culturels sont étoffés avec l’Europe. Et ce n’est pas un hasard si Maersk, le plus grand armateur de porte-conteneurs au monde, ouvre une nouvelle ligne maritime entre l’Europe et le port de Montréal à compter du 30 septembre.
C’est ce potentiel que le premier ministre Jean Charest avait parfaitement compris en 2007. Peu de gens s’en souviennent, mais c’est lui qui avait lancé ce projet d’accord, alors que le gouvernement canadien n’était pas particulièrement intéressé. L’idée était ambitieuse, car un État fédéré comme le Québec n’a pas en principe le pouvoir de négocier un tel accord.
Mais le lobby de Jean Charest a porté fruit: il a convaincu Bruxelles et Ottawa d’amorcer de vraies discussions, qui ont résisté au passage du temps et des gouvernements. Ce faisant, le Québec a gagné un droit qu’Ottawa lui a longtemps refusé: celui de participer de plein droit aux négociations d’un traité international.
CE QUE ÇA CHANGERA
Depuis le 21 septembre à minuit, les tarifs douaniers sur 98 % des produits sont tombés à zéro. D’ici sept ans, il en sera de même des biens faisant l’objet d’une réduction progressive des barrières. Le homard vivant et le sirop d’érable ne seront plus frappés de tarifs de 8 %. Pour les crevettes surgelées, c’était 12%. Le maquereau congelé, 20%. Pour l’avoine, 51,7% !
L’AECG est un accord beaucoup plus complet que l’ALENA, puisqu’il n’exclut presque rien. Le texte de 2000 pages reconnaît la Convention sur la diversité culturelle, mais aussi le fait qu’un produit ou un service ne peut plus être bloqué par une norme environnementale ou technique fabriquée de toute pièce de façon arbitraire et discriminatoire. C’est même le premier accord du genre qui comporte un chapitre entier sur la coopération réglementaire.
L’AECG crée aussi un environnement réglementaire beaucoup plus prévisible. L’Europe ne pourra pas imposer, unilatéralement, des droits compensateurs injustifiés, comme c’est le cas actuellement pour le bois d’œuvre canadien aux États-Unis et Bombardier, que Boeing harcèle impunément.
Puisque l’AECG va dans les deux sens, une entreprise canadienne qui veut acheter un bien ou un service européen aura moins d’obstacles pour ce faire. Car les entreprises canadiennes importatrices tireront parti d’une offre élargie de produits et de services européens. Ce sera vrai autant pour les machines que pour les fromages.
Un tremplin pour l'Europe?
Les économistes prédisent que cet accord augmentera les échanges commerciaux entre l’Union européenne et le Canada de 25%. Mais la vérité, c’est qu’on ne le sait pas. Le commerce avec l’Europe est en fait sous-développé depuis 75 ans. En 2016, les exportations vers l’Europe se chiffraient à 40 milliards de dollars, alors qu’ils sont à hauteur de 400 milliards avec les États-Unis. Seulement 30% des PME québécoises sont présentes sur le marché européen, contre près de 75% pour les États-Unis.
L’AECG a la capacité de libérer des potentiels qu’on ne mesure pas. D’autant plus que plusieurs dispositions originales de l’AECG visent à favoriser non seulement le mouvement des biens et du capital, mais à faciliter la mobilité de la main-d’œuvre spécialisée et l’ouverture des marchés publics. Le secteur des services, qui n’a jamais été frappé de barrière tarifaire, devrait profiter fortement de ces nouvelles ouvertures.
Un autre effet très concret de l’AECG, c’est qu’il a forcé les provinces canadiennes à s’entendre pour éliminer les nombreuses barrières au commerce interprovincial — une exigence européenne qui est devenue une réalité en avril dernier.
DES LIMITES À SURMONTER
Les entreprises canadiennes devront cependant ramer pour surmonter des obstacles évidents. L’élimination des tarifs sur le homard vivant, c’est bien gentil, mais encore faut-il que le homard puisse arriver vivant, ce qui n’est pas évident, faute d’aéroport!
Toutes les entreprises canadiennes ne profiteront pas de l’AECG, et certaines en feront les frais. Les fromagers québécois figurent parmi les plus exposés. Certes, ils recevront quelques centaines de millions de dollars de mesures transitoires, mais il leur sera toujours beaucoup plus difficile d’imposer leur nom sur le marché européen, alors que les fromages européens, eux, profitent d’une reconnaissance de marque évidente.
Plus important, le véritable enjeu sera de savoir si le Canada peut espérer modifier les flux existants avec l’Union européenne. Actuellement, le Canada exporte vers l’Europe des produits de base, alors qu’il importe des produits à valeur ajoutée, surtout des machines et du matériel de transport. Les PME canadiennes sauront-elles trouver le moyen d’y vendre des produits à valeur ajoutée? Seul l’avenir le dira.
L’autre grande inconnue vient du processus de ratification: l’entrée en vigueur le 21 septembre est provisoire en attendant que les 28 pays membres ratifient l’AECG. Quatre l’ont déjà fait (Lettonie, Danemark, Espagne, Portugal). Il en reste 24 et les débats seront chauds presque partout.
Parmi les sujets qui fâchent: la concurrence accrue en agriculture et l’affaiblissement des normes sanitaires et environnementales, de même que les mécanismes de règlement des différends. Ce dernier sujet avait d’ailleurs failli entraîner la mort de l’AECG, il y a un an, alors que le gouvernement régional de Wallonie avait failli bloquer l’accord de la Belgique.
Ces débats ne sont pas inutiles, puisque c’est le refus wallon qui a forcé l’amélioration des mécanismes de règlement des différends — qui était le principal point d’achoppement de l’AECG pour sa ratification.
Les parlements des pays membres auront fort à faire, car l’opposition est parfois forte et obstinée, et pas toujours de bonne foi. Néanmoins, il y a désormais très peu de risque que l’accord devienne lettre morte pour la simple raison que 90% du texte n’est pas sous l’autorité des États membres, mais de l’Union européenne, et donc de son Parlement, qui l’a ratifié malgré une opposition parfois vive.
Et le Brexit?
Le Brexit sera un autre enjeu. Le Royaume-Uni est le principal partenaire économique du Canada en Europe. En quittant l’UE dans le cadre du Brexit, le Royaume-Uni s’autoexclut de l’AECG, ce qui privera un certain nombre d’entreprises canadiennes de leur tremplin européen. Il y a gros à parier que le Royaume-Uni renégociera immédiatement un accord similaire avec le Canada, mais le Brexit force les entreprises canadiennes à diversifier leurs points d’entrée vers la France et l’Allemagne.
En soit, ce n’est pas une mauvaise chose, mais cela montre que, même quand les règles du jeu sont grandement simplifiées, l’ouverture de marchés étrangers demeure un travail exigeant.