Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Les Autochtones font du train

Le mouvement de protestation quasi spontané des autochtones à travers le pays est le résultat d’une colère profonde entretenue par plusieurs siècles de mauvais traitements. Au Québec, cela prend la forme de barrages ferroviaires sur la Rive-Sud de Montréal et sur la ligne entre Toronto et Montréal. C’est dommage pour les gens de Candiac, de Carignan, de La Prairie, mais nous l’avons tous cherché, collectivement. La vraie cause de ce qui se passe est que nous avons mis depuis longtemps les autochtones dans le pétrin et rien n’est fait pour changer leur situation.



L’origine du mouvement actuel est un projet de gazoduc en Colombie-Britannique. Normalement, cette querelle aurait dû rester une affaire strictement locale puisqu’elle opposait les élus de 20 conseils de bande, qui avaient accepté le projet, aux chefs héréditaires, qui sont contre. Elle est devenue une cause nationale après que la GRC eut arrêté une vingtaine de manifestants dans la première semaine de février. C’est cette action policière mal avisée qui a indigné les autochtones à travers le pays et déclenché les protestations de soutien d’un océan à l’autre. Ce qui explique que le gouvernement mette tout en œuvre pour éviter l’escalade – après l’avoir provoquée.

Les autochtones ont raison de se révolter, car leur sort est une honte nationale – nous l’avons souvent écrit ici. Leur situation est indigne: ils sont plus malades, plus pauvres, plus chômeurs, plus accablés de problèmes sociaux que la moyenne de la population. Et s’il en est ainsi, c’est parce que nous les avons non seulement colonisés, marginalisés et acculturés, mais aussi parce que nous les avons ravalés au rang de citoyens de seconde zone dans un pays qui était le leur à travers des politiques usurpatrices et des règles scélérates qui n’ont strictement rien à envier à l’apartheid sud-africain. D’ailleurs, rappelons-le, cette loi sud-africaine était inspirée de la première version de la Loi sur les Indiens, laquelle régit encore et toujours le statut des autochtones canadiens et leurs rapports avec l’État, jusque dans leur capacité de se marier ou de prendre une hypothèque.

Si seulement la population canadienne était aussi courageuse dans sa dénonciation de la situation des autochtones qu’elle l’a été pour l’apartheid, les choses s’amélioreraient sans doute. Mais non: chaque fois que les autochtones se fâchent, on fait les étonnés et on tolère d’entendre dire que si les autochtones sont dans l’embarras, c’est d’abord leur faute.

Nos gouvernements, fédéral et provinciaux, ont beaucoup de mal à accorder aux autochtones le respect qu’ils méritent. Encore récemment, en janvier, on a vu le premier ministre François Legault refuser de rencontrer les chefs autochtones qui se déplaçaient à Québec pour régler un dossier compliqué. Réalisant son erreur quelques jours plus tard, le premier ministre s’est ravisé, mais ce genre de mépris ne fait qu’attiser le ressentiment.

Une grosse part du blâme revient au gouvernement fédéral, que la Constitution oblige à «protéger» les autochtones depuis 1867. Or, celui-ci n’a jamais été à la hauteur de ses responsabilités. Il s’est surtout efforcé de se soustraire à ses obligations, autant celles stipulées par la loi que celles figurant dans les traités.

L’iniquité perdure malgré les belles paroles de Justin Trudeau. Tatouage haïda sur l’épaule, il papillonne de commission en commission, avec pour seule réalisation concrète d’avoir scindé le ministère des Affaires indiennes en deux ministères, l’un responsable des revendications et l’autre, des services. L’histoire jugera sans doute que la position de Justin Trudeau se sera résumée à des larmes de crocodile, et qu’il n’aura pas fait mieux que ses 23 prédécesseurs.

Devant les faits, on est bien obligé de convenir que les autochtones ont raison de se révolter contre pareille malveillance. N’importe quel Québécois ruerait dans les brancards pour moins que ça.

Photo: Canadian National Railway Company

Diviser pour régner

Le mouvement spontané de protestation est également aggravé par un problème de gouvernance interne des Premières Nations, que nous avons tous contribué à empirer. La situation est loin d’être uniforme à travers le pays, mais toutes les communautés autochtones vivent des tensions entre le système colonial hérité de la Loi sur les Indiens, que représente les conseils de bande, et le système de gouvernance coutumière reposant sur les chefs héréditaires – un point de vue développé en détail par l’ancien chef innu Raphaël Picard.

On est donc en face d’une crise de légitimité des conseils de bande non seulement en Colombie-Britannique, mais un peu partout au pays. Dans le cas précis du gazoduc de Colombie-Britannique, il est possible que des élus démocratiques soient en conflits d’intérêts, mais il serait tout aussi possible que les opposants non élus agissent pour des intérêts qui n’ont rien à voir avec la «cause».

Au fond, ce à quoi on assiste est une bataille de légitimité entre divers modes de représentation. Konrad Sioui, grand chef de la nation huronne-wendat, interviewé sur les ondes de Radio-Canada, fait remonter cette bataille à la création de la Loi sur les Indiens en 1876.

Ce problème de gouvernance en est un que les autochtones devront un jour clarifier entre eux, mais il est faux de prétendre que ça ne concerne qu’eux. Les gouvernements canadiens, fédéral comme provinciaux, ont leur part de responsabilité, parce qu’ils ont longtemps «divisé pour régner». Par exemple, dans les dossiers de revendications, nos gouvernements ont tendance à remettre en cause la légitimité des élus autochtones. Ce qui donne du grain à moudre aux opposants des conseils de bande au sein des communautés autochtones. Et après, on s’étonne que des «chefs héréditaires» contestent ouvertement les conseils de bande si ceux-ci s’entendent avec Ottawa, Québec ou Victoria dans un dossier important!

Pourtant, une autre voie est possible, si l’on considère le climat excellent qui règne entre le gouvernement du Québec et la nation crie. Ceux-ci viennent de signer une nouvelle entente de développement économique qui s’inscrit dans la foulée de la fameuse Paix des Braves, négociée de «nation à nation» en 2002. Si les Cris sont actuellement silencieux dans la crise actuelle, c’est bien parce que les gouvernements concernés ont accepté de sortir des vieux schèmes coloniaux.

Espérons que le gouvernement de Justin Trudeau, quand il aura réussi à désamorcer la crise qu’il a lui-même provoquée, n’oubliera pas de travailler à prévenir la prochaine. Il faut absolument dénouer la situation ignoble dans laquelle le gouvernement canadien maintient les autochtones depuis 1867. Mais la chose ne se réglera pas si la population continue de fermer les yeux sur une situation révoltante et indigne d’un pays dit développé.

 

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Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.