Francisation: les ratés du système ou un système raté?

Le gouvernement de François Legault continue de souffler le chaud et le froid dans le dossier épineux de la francisation des immigrants. À tel point qu’on est bien obligé de se demander si, oui ou non, il veut réellement les franciser. Pourtant, l’enjeu est de taille pour une petite société francophone dans une mer anglophone.



Il y a tellement d’incongruités dans ce dossier qu’on en reste pantois. À entendre depuis des années la Coalition avenir Québec (CAQ) se plaindre de la menace au français posée par les immigrants, on aurait imaginé que le gouvernement mettrait en place une politique de francisation volontariste et généreuse. Au lieu de quoi, il coupe du jour au lendemain sans préavis une subvention à ceux qui suivent les cours à temps partiel et ferme des classes de francisation dans les centres de services scolaires (CSS) des couronnes périphériques de Montréal, là même où l’immigration augmente actuellement.

Ces difficultés ne sont d’ailleurs pas une surprise pour qui suit les travaux du nouveau commissaire à la langue française, Benoît Dubreuil. Dans son premier rapport annuel déposé en juin, consacré aux deux tiers à Francisation Québec, il constatait de nombreuses failles. Car 15 mois après la création de Francisation Québec, qui était censée tout régler, le gouvernement est encore incapable de coordonner l’action des ministères et organismes impliqués.

Les improvisations et les à-peu-près sont tellement nombreux dans ce dossier qu’on ne peut guère invoquer l’accident de parcours. Et on est bien obligé de se demander comment il se fait qu’un gouvernement qui est censé avoir toutes les données pour prévoir la demande puisse prétendre être surpris par… l’augmentation de la demande qu’il a lui-même suscitée et espérée. À sa face même, c’est absurde. Un gouvernement est censé voir à l’intérêt général en prévoyant les tendances. Or, depuis le début dans ce dossier, le gouvernement caquiste éprouve un mal de chien à anticiper la demande et à évaluer les besoins correctement.

Il était totalement prévisible que le projet de francisation rencontrerait certaines difficultés en confiant la création et la gestion d’un guichet unique appelé Francisation Québec à un ministère (Immigration) qui n’est pas voué à l’éducation. De même, un gouvernement moindrement éclairé aurait dû voir que le fait d’augmenter le budget de francisation de 69 à 104 millions $ ne ferait pas que répondre à la demande, mais créerait de nouveaux besoins.

Peut-il invoquer la surprise, alors que les efforts qu’il déploie depuis 2019 visent justement à augmenter la fréquentation et une répartition plus large des immigrants en dehors de Montréal?

Oui, on veut donner des cours de francisation, mais force est d’admettre que le message gouvernemental est plutôt: débrouillez-vous! Photo: Depositphotos

Des problèmes de coordination

Les cours de francisation sont dispensés par divers organismes: centres de services scolaires, cégeps, universités, organismes communautaires, entreprises.

Depuis l’ouverture de Francisation Québec, le 1er juin 2023, le gouvernement propose un guichet unique censé recevoir toutes les demandes et les répartir entre ces divers fournisseurs de services. Le ministère de l’Immigration et de l’Intégration (MIFI) finance le guichet et sous-traite la formation vers tout ce beau monde.

Or, en créant ce guichet unique, le MIFI a d’abord créé… un goulot d’étranglement. Sur les 99 000 demandes complètes reçues dans les dix premiers mois d’existence de Francisation Québec, seulement 51 000 – la moitié – ont pu débuter un cours. Une large part des demandeurs abandonne parce que le temps d’attente (moyenne de trois mois) est tout simplement trop long. Certes, depuis 2022, le nombre d’immigrants participant aux cours a bondi de 25% la première année et encore de 46% après la création de Francisation Québec. Mais c’est après avoir laissé tomber plus de la moitié des demandes!

Si on a créé Francisation Québec, c’était pour rationaliser l’offre de francisation – ce qui suppose la coordination des divers intervenants. Or, cette coordination est difficile.

Cette offre se doit d’être dynamique puisqu’il s’agit de répondre à une demande qui évolue. Par exemple, alors que les cours de francisation étaient jadis réservés aux immigrants permanents, ils sont désormais élargis aux immigrants temporaires et aux Canadiens de naissance et immigrants naturalisés. Or, les immigrants temporaires ont littéralement sauté sur l’occasion puisqu’ils comptent désormais pour plus des deux tiers des inscrits.

Toujours pour susciter davantage de demandes, on a également encouragé la formation à temps partiel (de 4 à 12 heures par semaine au lieu de 25 ou plus), notamment en proposant une allocation de 28$ par jour (les apprenants à temps plein reçoivent 230$ par semaine).

Enfin, on a encouragé les CSS et les cégeps de même que les organismes communautaires situés dans les couronnes périphériques de Montréal à développer des programmes de francisation – alors que, jusqu’à il y a cinq ans, 95% de l’offre en la matière se situait sur l’île de Montréal et sa périphérie immédiate.

Tout cela est logique. C’est la suite qui l’est moins. Le gouvernement a découvert que ça coûte cher, la francisation, et que la hausse des crédits de 69 à 104 millions $ pour la francisation ne suffirait plus. Mais au lieu d’augmenter les crédits pour une politique de francisation qui se veut prioritaire, le gouvernement a décidé de les restreindre.

Pour la rentrée de septembre, les CSS ont donc appris que les budgets de francisation seraient revus à la baisse et que la subvention émanant du ministère de l’Immigration, qui leur sous-traite l’opération, serait réduite. De combien? Ça dépend. Il faut savoir que le barème choisi est désormais établi sur le nombre de formateurs «équivalents temps plein» de 2021 (année de forte baisse à la suite de la COVID). En clair, cela signifie que les établissements et organismes qui ont répondu à l’appel du gouvernement afin de développer leur offre sont forcés de réduire la voilure au niveau de 2021!

À la Commission scolaire Eastern Townships, en Estrie, qui dispense des formations du côté de Farnham et Cowansville, à l’est de Montréal, on annonce la fermeture de 95% des programmes. À Saint-Eustache, 90%. À Saint-Bruno, 60%. À Repentigny, 50%. Les immigrants qui se voient annuler leur cours se comptent par centaines, et on congédie les instructeurs à la douzaine.

Sans aucun préavis, le ministère de l’Immigration a également aboli l’allocation journalière pour les apprenants à temps partiel qui, rappelons-le, comptent pour les trois quarts de la demande. Or, cette allocation était particulièrement utile, semble-t-il, dans les groupes communautaires des couronnes périphériques – de Granby à Saint-Jérôme, en passant par Repentigny, Saint-Eustache et Saint-Bruno –, là même où, encore une fois, on assiste à une hausse importante des clientèles immigrantes.

Oui, on veut donner des cours de francisation, mais force est d’admettre que le message gouvernemental est plutôt: débrouillez-vous!

Accueil déplorable

Rappelons ici que l’un des objectifs de créer Francisation Québec était de favoriser un meilleur accueil à travers un guichet unique.

Or, le versement des allocations offertes aux inscrits a accusé des retards très importants, parfois de plusieurs mois. Ceux-ci s’expliqueraient, selon le commissaire à la langue française, par des erreurs dans la conception des formulaires. On aurait négligé de mettre une case pour les numéros d’appartement (les immigrants sont quasiment tous locataires). Et on n’aurait pas prévu la possibilité que les immigrants puissent modifier leur numéro de téléphone. Ce qui complique la résolution des problèmes suscités par le formulaire.

Résultat: des centaines de dossiers retournent invariablement au bas de la pile au moindre changement.

Pourtant, le gouvernement a lui-même imposé aux immigrants une échéance: ceux-ci n’ont droit qu’à un bref sursis, six mois, pendant lequel ils peuvent communiquer avec le gouvernement autrement qu’en français. Or, les cas ne sont pas rares où il leur faut justement attendre six mois pour se faire attribuer une classe de francisation!

Dans son premier rapport annuel, le commissaire à la langue française Benoît Dubreuil s’étonnait que les formulaires de Francisation Québec ne soient qu’en français. Pour l’accueil, on repassera. Le gouvernement a certes répondu en créant des instructions en anglais et en espagnol, mais le formulaire demeure en français.

La politique officielle en cette matière est que les organismes communautaires sont censés aider les immigrants à remplir les formulaires en ligne sauf que, lit-on dans le rapport, ces organismes doivent y consacrer 45 minutes par dossier et n’ont pas toujours les ressources pour le faire

La politique de francisation des immigrants reçoit un large soutien populaire parce qu’elle répond à une nécessité objective sur laquelle tout le monde s’accorde, mais aussi parce que les Québécois sont fiers d’être un peuple accueillant. Il faudrait que le gouvernement s’efforce de ne pas leur faire honte.

 

Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.