Découvrabilité: le grand réveil
À la lecture du rapport La Souveraineté culturelle du Québec à l’ère du numérique, présenté à la fin de janvier au ministre de la Culture, on est tenté de dire: «Enfin!» Enfin, voilà un rapport commandé par le ministre qui réclame noir sur blanc que le gouvernement du Québec actualise son dispositif de protection de la culture pour tenir compte d’Internet, du Web et de l’intelligence artificielle. Enfin, il prescrit au gouvernement de coordonner son action avec le fédéral. Enfin, il lui demande de mobiliser les alliés francophones, à commencer par la France et la Francophonie. Il était temps.
Le rapport est signé par l’ex-ministre des Affaires culturelles et des Relations internationales Louise Beaudoin, l’ex-administrateur de la francophonie Clément Duhaime, la titulaire de la Chaire UNESCO sur la diversité des expressions culturelles Véronique Guèvremont et le constitutionnaliste Patrick Taillon. Ces quatre personnalités très informées, avec 74 pages de solides arguments, pressent le gouvernement d’agir.
Certes, il faut comprendre entre les lignes que le gouvernement a très souvent manqué le bateau: ça fait au moins 15 ans qu’on aurait dû intervenir. Mais maintenant que le ministre de la Culture a signifié son intention d’y donner suite, il faut aussi saluer l’ambition de ce rapport, qui appelle le gouvernement du Québec à légiférer sur une thématique où pratiquement aucun gouvernement sur la planète ne s’est encore aventuré: la «découvrabilité».
Ce concept nouveau, introduit en français en 2016, fait référence à la capacité d’un contenu à capter l’attention d’un internaute. Autrement dit, d’être «découvrable» à travers les moteurs de recherche. Le concept est central parce qu’une large part de nos vies est désormais numérique: tout passe par l’écran. Or, même si les Québécois produisent beaucoup de musique, de livres, de séries et de films, ce contenu est dilué sur les plateformes de recherche américaines, qui dominent le cyberespace. Bref, si on ne recherche pas spécifiquement un titre particulier, on a très peu de chance de tomber dessus par hasard parce que les moteurs de recherche principalement américains privilégient des contenus au goût du plus grand nombre, sans autre nuance.
Une statistique rapportée laisse pantois. Elle émane de l’Observatoire de la culture et des communications de l’Institut de la statistique du Québec. Citons-la in extenso: «En 2022, les interprètes québécois comptaient pour 8% des écoutes faites par les Québécoises et les Québécois sur les services de musique en continu. De plus, parmi les 10 000 pistes les plus écoutées au Québec, la part des enregistrements interprétés en français n’était que de 8,6%, soit 5,3% provenant du Québec et 3,3%, de l’extérieur de la province. À l’inverse, la part des enregistrements interprétés en anglais s’est élevée à 85,7%.»
La statistique ne dit pas comment ce résultat se compare au passé, si tant est que la chose soit possible puisqu’il y a 25 ans, la culture se vivait davantage en personne, au cinéma, à la télé, à la radio. Or, ces médias, en particulier les deux derniers, étaient soumis à des règles de contenu canadien et francophone qui orientaient fortement l’offre culturelle – et donc les choix.
À l’heure actuelle, le dispositif de protection culturelle canadien et québécois est complètement dépassé. Le problème s’est aggravé à partir de 1999, lorsque le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Canada (CRTC) a tranché qu’il ne réglementerait pas le cyberespace. Le gouvernement fédéral commence tout juste une mise à jour avec deux nouvelles lois, celle sur la diffusion continue en ligne (C-11) et celle sur les plateformes de communication en ligne (C-18). Mais c’est tout le cadre fédéral qui doit être revu, et en particulier ses principaux piliers: le CRTC, Radio-Canada, l’ONF, Téléfilm Canada, le Conseil des arts du Canada, qui appliquent des règles comme les quotas de musique canadienne ou francophone institués à une époque où Internet n’existait pas. Ajoutons également la loi fondamentale du secteur de la création artistique et intellectuelle, la Loi sur le droit d’auteur, également de ressort fédéral, qui a besoin d’un sérieux coup de plumeau.
Côté québécois, le problème est le même, à la différence que Québec traîne la patte. Ses principales institutions (la SODEC, le Conseil des arts et des lettres du Québec et Radio-Québec) ne sont pas à jour. Pour l’instant, les quelques ajustements effectués se résument à replacer les chaises sur le pont du Titanic.
Le rapport comporte plusieurs mérites, dont celui de rappeler que le Québec, s’il veut que son action soit efficace, devra coordonner son effort en complémentarité avec le fédéral – comme il a su le faire par le passé dans le champ de la protection culturelle. Le Comité-conseil invite aussi à renforcer la coopération bilatérale avec la France et multilatérale avec la Francophonie sur cette question.
Le Québec a quelques belles cartes à jouer. D’abord, sa souveraineté culturelle est incontestable. Sa contribution pour la création de la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle, votée en 2005, qui compte parmi ses plus grands coups diplomatiques, montre bien qu’il peut exercer une influence réelle. Vis-à-vis du fédéral, le Québec jouit d’une autorité certaine: tous les indicateurs montrent que le Québec produit une part démesurée de la culture canadienne. À bien des égards, la culture canadienne, c’est largement le Québec.
Certains observateurs ont critiqué le fait que le rapport prend le parti de la «culture francophone» plutôt que strictement québécoise, mais cette position est, au contraire, plutôt ingénieuse. Le Québec aura besoin d’alliés dans ce dossier et la chose à défendre doit susciter l’adhésion. Certes, à terme, la défense de la création francophone sur le Web pourrait vouloir dire que les moteurs de recherche nous proposeraient plus de créations françaises. Mais cela veut aussi dire que les Français, les Belges, les Suisses, les Algériens se verront proposer plus de contenu québécois. De toute façon, cette action intergouvernementale pour la découvrabilité des contenus francophones n’interdit nullement au Québec, par ailleurs, de soutenir financièrement les artistes québécois.
Mais un effort en faveur de la découvrabilité ne doit pas remettre en question les aides à la culture, bien au contraire, et toute réforme devra protéger, voire renforcer les organismes et les programmes existants. Il est bien fini le temps où le public devait se contenter de deux canaux de télé sur une roulette de 12 postes et d’une salle de cinéma poussiéreuse sur la «Main». Désormais, le choix est immense et les diffuseurs n’ont pas la capacité «d’imposer» des contenus. La découvrabilité ne servira à rien si les contenus sont médiocres: les organismes subventionnaires devront donc être au rendez-vous.
Enfin, il faut se réjouir que les quatre experts signataires appellent le législateur à tenir compte de la nouvelle génération d’intelligence artificielle dite générative incarnée par ChatGPT et Gemini. En 2005, les concepteurs de la Convention de l’UNESCO sur la diversité culturelle avaient manqué de clairvoyance en tenant peu compte du cyberespace. La culture mondiale se reconfigurait alors rapidement autour des plateformes de distribution qui nous sont aujourd’hui familières. Presque 20 ans plus tard, l’intelligence artificielle bouleverse le paysage culturel. Il ne faudrait surtout pas que, comme en 2005, le législateur échappe le ballon!