Cannabis: les échéances artificielles

À voir la précipitation dans laquelle se joue la légalisation de la marijuana, on est tenté de dire qu’ils en fument du bon, à Ottawa. Sur le principe, la légalisation du cannabis que propose le gouvernement fédéral est une très bonne chose. Là où le bât blesse, c’est sur le calendrier.



En avril dernier, après six mois de consultation, le gouvernement fédéral a déposé un projet de loi pour légaliser le cannabis au Canada en juillet 2018 — dans moins de dix mois, maintenant. Le poète Charles Baudelaire parlait des drogues comme des paradis artificiels. Mais ici, c’est l’échéance du 1er juillet qui est artificielle.

La légalisation du cannabis est un problème complexe qui impose non seulement de déterminer un âge légal pour l’achat, mais aussi de monter des canaux de distribution et d’étudier le produit à fond pour en connaître tous les détails et édicter des normes de production, et aussi de contrôle pour la conduite avec facultés affaiblies et la sécurité au travail. Sans jeu de mots, le législateur doit avoir le temps de tourner suffisamment autour du pot.

Or, le gros du travail sur le contrôle, la vente, la distribution, la décision de l’âge légal revient aux provinces, à qui l’on a donné tout juste 15 mois pour légiférer sur une question très complexe aux ramifications multiples, et qui pose de nombreux défis en matière de police, de contrôle, de santé publique. Elles ne seront pas prêtes.

Ce n’est qu’aujourd’hui, le 12 septembre, que le gouvernement du Québec termine ses consultations publiques sur sa future loi-cadre pour la légalisation du cannabis — qui sera présentée cet automne. L’Ontario a fait un peu mieux, puisqu’elle a terminé ses consultations le 1er août. Et voilà deux jours, elle a été la première province à annoncer son plan pour la vente au détail alors même que sa loi n’est pas encore écrite.

Et encore hier à Ottawa, alors que s’amorçaient les audiences du comité parlementaire qui étudie le projet de loi fédérale, on apprenait que le tiers de la consommation de cannabis au pays est associée au cannabis comestible. Or, ce produit sera illégal selon la nouvelle loi. Ottawa promet de légaliser le cannabis comestible aussitôt que possible, quand on aura établi les normes de concentration — ce que l’on ne peut pas faire parce qu’on n’a pas eu le temps d’étudier la question. Autrement dit, on légalise le cannabis… sauf pour le tiers du marché!

Or, le gouvernement fédéral a toujours justifié son projet de loi en faisant valoir qu’il visait à déloger le crime organisé et la contrebande. Ça ne sera visiblement pas le cas l’été prochain. Et le crime organisé, qui fait son miel depuis un siècle d’une prohibition ridicule, fera désormais son miel d’une légalisation mal planifiée qui pourrait l’aider à s’incruster davantage.

Il est donc acquis qu’au 1er juillet 2018, nous serons tous devant la situation où la vente de cannabis aura été légalisée, mais les canaux officiels ou légaux seront insuffisants pour satisfaire à la demande. Et ce qui aura été mis en place l’aura été dans un climat d’improvisation qui autorisera tous les errements.

En février dernier, dans un autre éditorial, nous avions conclu à la lecture des 129 pages du rapport de consultation du gouvernement fédéral qu’il était nécessaire de prendre son temps dans ce dossier. Le gouvernement fédéral a plutôt choisi d’avancer à marche forcée en imposant un calendrier serré de moins de 15 mois aux provinces.

Il serait donc prioritaire que le gouvernement fédéral lève le pied de l’accélérateur. Rien, si ce n’est le calendrier électoral, ne justifie d’aller si vite pour un problème si complexe concernant une substance si mal étudiée. La prohibition actuelle remonte à plus d’un siècle: pourquoi ne pas se donner 6 à 12 mois de plus pour bien faire les choses?

Photo: Get Budding, Unsplash
Photo: Get Budding, Unsplash

Obligées de se brancher

Cela dit, il est loin d’être acquis qu’Ottawa entende raison. Pour l’instant, le gouvernement du Québec n’a donc pas le choix d’être prêt dans moins de 10 mois!

Faisons abstraction des autres enjeux de la vente du cannabis — l’âge légal, la conduite avec facultés affaiblies, la production, le contrôle de qualité, la vente aux mineurs, la publicité — pour nous concentrer sur la vente au détail.

Il serait urgent que le gouvernement du Québec se branche sur le réseau de distribution et qu’il annonce au public son plan, comme l’Ontario vient de le faire.

Si l’on veut légaliser la vente de la marijuana, il faut que les canaux de distribution puissent répondre à la demande là où elle se trouve et il faut que tous les intervenants du marché aient le temps de s’ajuster. La vente peut suivre, globalement, trois modèles: celui du tabac, celui de la bière et celui des autres alcools.

L’Ontario a fait son lit en annonçant qu’elle vendra le cannabis de la même manière que l’alcool. En juillet 2018, elle ouvrira donc 40 boutiques dédiées de la LCBO (la société des alcools provinciale). D’ici 2020, le réseau comprendra 150 boutiques. Ce plan est nettement insuffisant pour couvrir le territoire, mais c’est un premier pas.

Des actes du forum d’experts sur l’encadrement du cannabis, réalisé en juin avant les consultations publiques, il ressortait que Québec penchait lui aussi vers un monopole d’État avec des mesures transitoires probablement assurées par des OSBL. Mais rien n’est clair.

Il est probable que l’approche étapiste de l’Ontario soit la seule possible, car il n’est pas acquis que la production légale de cannabis sera suffisante.

Faire pousser du cannabis en quantité industrielle pour alimenter un marché légal selon des normes de qualité établie n’est en soi pas une mince tâche. Rien que cela demandera plusieurs années. Dans l’état actuel des choses, vouloir aller trop vite en distribution reviendrait à encourager la production de contrebande!

Devant la résolution du gouvernement fédéral, le Québec n’a pas le choix de suivre, et vite — et d’annoncer au public et au marché le modèle qu’il entend adopter.

Mais l’idéal serait quand même qu’Ottawa se ravise et reconnaisse que les délais imposés sont impraticables — voire dangereux.

 

Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.